« Ce que la Chine nous apprend », de Léon Vandermeersch
Ailleurs, est-ce tout autrement, ou tout pareillement ? Vieux dilemme, qui ne cesse de hanter toute réflexion sur les cultures lointaines. Il engendre deux pièges, qui débouchent sur des impasses. Si l’on attribue aux autres une singularité radicale, les cultures finiront comme autant d’univers étanches et autonomes, sans communication possible, sans traduction envisageable, sans intersection aucune. Ce qui est faux. A l’inverse, si l’on ne voit que le terreau commun, les expériences de l’humanité qui se rencontrent partout, alors ce choix de l’universalité va gommer les créations spécifiques. On supposera que toutes les cultures vivent, pensent et disent, dans le fond, la même chose. A tort, évidemment.
Grand savant, Léon Vandermeersch rappelle aujourd’hui, en prenant l’exemple majeur de la Chine, à laquelle il a consacré toute sa vie, que la seule attitude juste est celle qui tient compte des deux versants, et de leurs renvois permanents. Il souligne à juste titre qu’une culture « autre » intéresse par son élaboration singulière de la condition humaine universelle, par la mise en lumière et l’approfondissement de cette universalité qu’apportent ses créations particulières. Comme il ne sert pas à grand-chose de le dire de manière générale, ce maître sinologue développe, magistralement, trois exemples.
L’écriture idéographique de la Chine est une singularité absolue. A la différence des notations alphabétiques, la langue écrite n’y est plus un décalque de la langue parlée, et une pensée « graphique » s’y développe. Ce qui permet de mieux comprendre ce fait universel : le langage humain a deux fonctions, l’une de communication, l’autre de spéculation. Le deuxième exemple concerne la société : selon Léon Vandermeersch, une autre singularité de la Chine traditionnelle est d’avoir façonné son économie et son mode de production sur des idées préexistantes. Elle fait ainsi comprendre que les sociétés humaines se distinguent de celles des abeilles ou des fourmis : des représentations y façonnent du réel.
L’humain, « un avec le Ciel »
Le dernier grand exemple est d’ordre existentiel. En inventant des systèmes de divination très singuliers, mais fondés sur l’idée centrale que l’humain est « un avec le Ciel », la culture chinoise ancienne éclaire cette conception universelle : l’homme est une partie de la nature. Cette idée aboutit, dans le bouddhisme chinois, à l’intuition que « dans l’absolu toutes les différences entre les êtres disparaissent ». Ce qui provoque, par exemple, cette déroutante devinette du maître Wenyan (864-949), destinée à inciter à l’illumination : « Qu’est-ce qu’un Bouddha ? Un bâton torche-cul. » Entre perfection et ordure, pas d’écart !
Ce résumé reflète mal la force de ce livre, modeste par sa taille, non par ses leçons. Léon Vandermeersch, qui a passé une grande partie de sa très longue vie (il est né en 1928) en Asie, comme professeur, puis directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient, est l’un des meilleurs connaisseurs au monde des sagesses chinoises, de leur genèse et de leur évolution. C’est pourquoi cet essai est une petite merveille d’érudition transparente et d’acuité de pensée. Il contient plus que d’épais traités creux, parce que chaque mot y est pesé, notamment pour expliquer… que le langage nous trompe. Savantissime et accessible, il n’oublie pas d’être malicieux.