« L’Idée de temps », d’Henri Bergson
Les testaments ne servent à rien, en tout cas ceux des auteurs de génie. Henri Bergson (1859-1941) avait pourtant fait de son mieux. Difficile en effet d’être plus explicite, plus catégorique que le texte qu’il avait signé le 8 février 1937 : « Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public. Donc, j’interdis formellement la publication de tous manuscrits ou de toute portion de manuscrit de moi, qu’on pourrait trouver dans mes papiers ou ailleurs. J’interdis la publication de tout cours, de toute conférence qu’on aurait pu prendre en note ou dont j’aurais pris note moi-même. J’interdis également la publication de mes lettres et je m’oppose à ce qu’on tourne cette interdiction. » Nous avons, depuis, sa correspondance complète. Et maintenant l’intégralité de ses cours, ou presque. En tout cas, ce quatrième et dernier volume complète son enseignement inédit au Collège de France. Et l’on ne saurait se plaindre de voir trahie la volonté du défunt, puisque c’est un document du plus haut intérêt.
Une « plaque tournante »
Car l’idée de temps – sujet de ce cours de 1901-1902 – est au cœur de la philosophie de Bergson. C’est en critiquant le biais qui a conduit à toujours concevoir le temps sur le modèle de l’espace, et donc à en rater la singularité, que le penseur a été conduit à forger la notion de durée, vécue par une conscience, éprouvée par un sujet, dans sa thèse de 1889, Essai sur les données immédiates de la conscience. Cette thématique centrale se retrouve dans ce cours, mais elle s’est considérablement enrichie et affinée au fil des ans. A tel point qu’il est possible de considérer ce volume comme une sorte de « plaque tournante » du bergsonisme, qui constitue à son tour un des tournants majeurs de la pensée contemporaine.
Tout se connecte, en effet, au fil de ces leçons, avec l’admirable clarté qui est la marque de ce philosophe. Il n’y a pas d’approche possible de la durée, liée à la mobilité du réel, sans une réflexion critique sur le concept, dont la généralité et la fixité ne permettent pas de saisir la durée sans la figer, et finissent par la masquer. Ainsi l’idée de temps fait-elle écran à la durée, comme le langage fait écran à la perception. « On n’a jamais, en somme, constitué de philosophie du réel », affirme Bergson d’emblée, parce que la philosophie se veut fixe alors que le réel est indéfiniment mobile (« Il n’y a pas, dans notre expérience, d’objet qui ne change pas »). Ce basculement crucial conduit déjà aux intuitions qui seront développées dans L’Evolution créatrice (1907).
Des cours savoureux
Ce serait un tort de croire le volume réservé aux bergsoniens, historiens des idées et autres professionnels de la philosophie. Au contraire, avec ce qu’il faut d’attention et de bonne volonté, à peu près n’importe qui peut savourer ces cours. En parler dans les termes du vin serait pertinent. Au fil des ans, les tanins se sont fondus, les arômes épanouis. On pourrait dire que les développements de Bergson sont longs en bouche, et qu’ils ont souvent du retour. On devrait ajouter que des arômes d’enfance s’y mêlent à ceux du papier et des bibliothèques. Ce ne serait pas qu’un jeu. Ce serait au contraire une manière de suggérer qu’il ne s’agit pas, dans cette pensée, d’une mécanique de l’entendement, mais bien d’une subtilité du corps.