Femmes égales, femmes différentes
Il y a beaucoup de flou, dans la célébration rituelle du 8 mars. Certes, il est fort clair que se battre, de par le monde, pour l’instruction des filles et leurs libertés fondamentales est une nécessité première. Qu’il faille dénoncer et pénaliser les discriminations professionnelles, harcèlements du sexisme ordinaire et violences faites aux femmes n’est pas net. Ceci n’empêche pas les incertitudes. Les diverses dénominations de cette journée les indiquent. L’appellation officielle de l’ONU, « Journée internationale des femmes » est devenue, en France et dans certains pays, journée « des droits des femmes ». D’autres États préfèrent parler « du droit des femmes ». Le point de départ, aux États-Unis, au début du XXe siècle fut la « journée de la femme ». « La femme » présuppose une nature unique, « les femmes », parle de leur diversité, « le droit » et « les droits » ne disent pas la même chose…
Ces hésitations ne sont pas anecdotiques. Elles signalent, à leur manière, combien ce qui est en jeu est complexe, et donc malaisé à cerner d’un seul coup d’œil. Quand il s’agit de la place des femmes dans l’histoire, la société, la pensée… les questions paraissent en effet si nombreuses, et si liées les unes aux autres, parfois si profondément enfouies, qu’on ne sait plus comment discerner un fil directeur. Il existe malgré tout cette interrogation-clé, transversale à toutes les autres : la relation égalité-différence. Il faut en rappeler le sens et les enjeux.
Systématiquement, l’égalité proclame : « pas de différence ». C’est sa règle constitutive. A travail identique, salaire égal. A compétence semblable, même carrière. Filles et garçons feront les mêmes études. Femmes et hommes occuperont les mêmes postes, accompliront les mêmes tâches, recevront les mêmes rémunérations, jouiront des mêmes avantages. C’est encore loin d’être le cas, tout le monde en convient, mais cette feuille de route est tout-à-fait claire. Il y a ort longtemps, d’ailleurs, qu’elle a été tracée.
Platon, dans La République, fut sans doute le premier à dessiner, avec une parfaite netteté, le plan d’une égalité complète. Dans sa Cité idéale, les femmes s’exercent au sport comme les hommes, et manient les armes comme eux. Elles sont éduquées identiquement, accèdent sans distinction à toutes les fonctions, qu’elles soient militaires, politiques ou intellectuelles. Il est même prévu qu’elles soient délivrées du maternage : tous les enfants sont élevés en commun par l’État. Le résultat de cette parfaite égalité est la disparition de toute différence : les femmes sont… des hommes comme les autres.
En fait, Platon et mille autres à sa suite confondent égalité et identité. Les femmes, pour être égales, doivent-elles simplement devenir semblables aux hommes ? Voilà évidemment un piège. Car l’idée même d’une égalité des droits implique différences et dissemblances. C’est parce que les individus sont disparates qu’un univers juridique est construit où leurs différences sont mises entre parenthèses, qu’elles soient biologiques, économiques, culturelles ou autres. A l’égalité doit toujours être couplée la différence.
Cela dit, on ne trouve pas pour autant sorti d’affaire. C’est même là que commencent les vraies difficultés. Car la « féminité », quelle que soit les traits qu’on lui attribue, va se transformer, à son tour, en piège. Le casse-tête sera de définir cette différence, de dire sur quoi elle repose. Depuis quelques générations déjà, les féminismes modernes ont exploré ces difficultés sans les résoudre.
Les différences entre hommes et femmes ont-elles pour origine la nature ou la société ? Découlent-elles de constructions culturelles, ou d’univers corporels ? Les deux ? Ni l’un ni l’autre ? Pratiquement tous les cas de figure ont été illustrés, toutes les théories défendues. Simone de Beauvoir, en 1949, proclamait : « On ne naît pas femme, on le devient », en développant dans Le deuxième sexe l’analyse d’une purement construction socio-culturelle de la féminité. Judith Butler, en 1990, avec Le trouble dans le genre va bien plus loin en élaborant la fiction d’un invention quotidienne et réitérée de la différence. Les débats restent vifs. Ce qui est net ? L’égalité sans différence est un piège, les femmes s’y perdent. La différence sans égalité est elle aussi piégée. Il s’agit donc d’inventer, pas à pas, continûment, l’articulation des deux. Il y faudra 365 jours par an, pendant de longues décennies.