La chronique de Roger-Pol Droit. Tout repenser, d’urgence, comment ?
Il suffit de suivre l’actualité pour savoir combien nous sommes gravement en crise. Mais crise de quoi ? Tout se passe comme si nous vivions une série d’impasses juxtaposées, plus ou moins disjointes. Nous nous débattons ici avec la frontière entre animaux et humains, là avec le dérèglement climatique et la transition énergétique, ailleurs avec l’école, les valeurs et l’éducation, plus loin avec l’emploi et la révolution numérique… La liste n’est pas exhaustive, mais l’impression qui traverse ces énumérations est toujours la même : toutes ces questions ne sont pas sans un lien profond, mais il se dérobe, demeure comme insaisissable.
L’exigence de trouver une issue a conduit le philosophe Jean-Hugues Barthélémy à fournir, durant une trentaine d’années, un effort solitaire. Son entreprise a quelque chose de démesuré, puisqu’elle vise à tout embrasser et tout repenser pour rouvrir un horizon à la philosophie et à la société. Rien de moins. Pas étonnant qu’il lui ait fallu du temps, et traverser des déserts.
Sa profonde endurance débouche aujourd’hui sur un livre certes difficile, et souvent encombré de termes barbares, mais qui mérite une vive attention pour son ampleur de vue et la radicalité de son projet. L’auteur était connu pour son travail d’édition, de commentaire et de diffusion de l’œuvre de Gilbert Simondon (1924-1989), qu’il a fortement contribué à faire connaître et apprécier. Son œuvre personnelle devient maintenant visible.
Tout repenser, en commençant par l’entreprise même de la philosophie. Admettre d’abord que la connaissance appartient définitivement aux sciences. La tâche consiste alors à redéfinir ce qu’on appelle le sens, sa construction, ses limites. Il s’agit de comprendre combien ce sens est toujours pluriel et multicentré. Cela revient, en fait, à concevoir autrement l’humain, à ne plus le couper du reste des vivants.
Un nouveau monde
De proche en proche, il va s’agir d’envisager à nouveaux frais l’éthique et le droit. Au lieu d’être définis par des principes, des normes et des axes, ils se comprendraient comme relations entre des « besoins en souffrance ». Pareil chambardement, s’il se confirmait, pourrait avoir une cascade de conséquences dans les registres les plus concrets : économie, emploi, éducation, écologie. Bref, il s’agirait de l’invention d’un nouveau monde.
Pour ménager un accès à cette société future, Jean-Hugues Barthélémy ouvre grand la focale, des Grecs à la pensée contemporaine. Il s’appuie notamment sur Simondon, Frans de Waal ou Bruno Latour, dialogue avec Bernard Stiegler ou Corine Pelluchon. Sans doute pourrait-on lui reprocher de trop attendre de la philosophie. Un changement de paradigme, si profond soit-il, suffit-il à sauver le monde ? C’est un débat de fond. Mais doit-on faire grief à un philosophe d’y croire encore, de ne pas abdiquer le pouvoir de la pensée ? Lui-même soutient de manière intéressante que, à ses yeux, l’actuelle impasse de l’anthropocène est justement ce qui signe l’échec des conceptions anciennes et doit conduire à repenser l’humain dans sa finitude et son décentrement.
En revanche, même si tout ne peut être mené de front, on doit regretter que le livre soit aride et son écriture revêche. Un résumé pour les nuls serait bienvenu. Le philosophe y songe. Voilà qui serait utile.
Lire un extrait sur le site des éditions Matériologiques.