Pédagogie politique, illusoire et indispensable
Il faut de la « pédagogie ». La même consigne se répète, de président en président, de ministre en ministre. Évident, au premier regard. Exposer clairement les intentions d’une politique, préciser les objectifs à atteindre, expliquer le pourquoi et le comment des mesures prises, insister sur leurs avantages, leur pertinence… c’est bien le moindre. Est-ce pour autant un gage de succès ? On le croirait presque, puisqu’après un échec on impute toujours le fiasco à un « manque de pédagogie ». Si c’est raté, c’est qu’on n’a pas su expliquer assez ! De telles affirmations reposent, en fait, sur un profond malentendu. Il concerne la nature de la pédagogie, et la politique dans une démocratie.
Le pédagogue est un personnage indispensable, mais forcément modeste. Son rôle : conduire vers des connaissances, non les produire. Il emmène, donne accès, facilite le chemin vers ce qui existe déjà. Son nom même ne veut rien dire d’autre. Le terme désigne originairement celui qui conduit (agôgeïn, en grec ancien) les enfants (païdoï) à l’école. Le pédagogue accompagne, rien de plus. Son rôle est humble, bien que crucial pour tous ceux qui sont enfants – c’est-à-dire nous tous, envers les savoirs, un jour ou l’autre. Il nous ouvre la porte des vérités scientifiques et des disciplines constituées, initie aux méthodes, donne les premières clés. Il nous fait découvrir les patrimoines littéraires, esthétiques ou conceptuels et sait les faire aimer. C’est vital.
Mais cela n’a rien à voir avec la « pédagogie » dont on nous bat les oreilles en politique. Car il n’y a pas d’enfants, seulement des citoyens, en République. Une politique bien expliquée peut toujours se refuser. Des mesures parfaitement exposées et argumentées peuvent susciter un désaccord persistant. Tout le monde conviendra qu’il est souhaitable d’éviter malentendus et contresens. Mais en politique, aucune pédagogie, aussi réussie qu’on puisse l’imaginer, ne saurait venir à bout des oppositions et des tensions. Parce qu’elles sont inhérentes à la pluralité des projets et à leur concurrence. Espérer l’emporter à force de pédagogie est donc un mirage.
A la racine de cette illusion, très courante mais dommageable, se trouve une confusion entre vérités politiques et vérités mathématiques. C’est à tort qu’on les imagine analogues. On suppose que des vérités politiques – bien expliquées, bien exposées – ne peuvent que convaincre universellement, comme le font celles des sciences. Un amalgame de ce genre faisait dire à Lénine : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ». Dans la foulée, la militante communiste Rosa Luxemburg osa carrément proclamer : « Si tout le monde savait, le capitalisme ne tiendrait pas 24 heures ». Sans doute pourrait-on en dire autant du communisme… Toutefois, ce qui importe, c’est avant tout ce biais : une fois l’unique vérité enseignée et dévoilée… tout le monde devrait inéluctablement s’y rallier.
Or ceci est exact, globalement, pour les vérités scientifiques, nullement pour les décisions politiques ! Ces dernières sont des hypothèses vraisemblables, non des énoncés universels. Les projets politiques constituent des propositions à mettre en œuvre, pas des théorèmes à démontrer. A chaque projet, d’autres choix possibles s’opposent, qui entrent en concurrence.
Les vérités du savoir peuvent attendre et atteindre un consensus. Celles du politique font l’objet, par définition, de profonds dissensus et de confrontations interminables. Dans les démocraties plus que partout ailleurs. Bien expliquer ne veut plus dire forcément convaincre. Justifier son choix ne revient pas à emporter l’adhésion. Voilà pourquoi la pédagogie en politique est pour une part illusoire.
Ce n’est pourtant pas une raison pour conclure qu’elle est inutile. Au contraire. A défaut de créer un accord, elle permet de savoir, le plus exactement possible, sur quoi on s’affronte, à quoi on s’oppose. On aurait tort de sous-évaluer l’utilité de pareille clarification. Sa vertu est plus grande qu’on ne pense. Car mieux nous savons ce qui nous sépare, plus nos conflits sont nets. Et plus les débats de la démocratie y gagnent. En netteté. En tranchant. En clarté. S’entendre sur nos désaccords, voilà le réel mérite d’une bonne pédagogie. Parce que la démocratie ne consiste pas à éradiquer les divergences. Son but n’est pas d’aplanir les conflits. Elle s’efforce de les faire coexister, de réguler les affrontements.