Amour, le retour ?
Longtemps, le sexe s’est couché de bonne heure. Au temps de l’ordre moral victorien, il fut vilipendé, honni, diabolisé. Il finit par se libérer, avec éclat, au siècle dernier. On a donc chanté la révolution sexuelle, joui sans entraves et vécu sans temps mort. On multiplia expériences et figures imposées – avec ou sans préservatif, avec ou sans vidéo, avec ou sans sentiment… Se brosser les dents ou faire l’amour devinrent des activités équivalentes. Jusqu’au moment, le nôtre, où l’on commencer à ressentir ennui et désillusion. Trop de facilité. Trop d’images, trop de transparence. Trop de répétitions, d’obligations. Se pourrait-il alors, saturés de porno, que nous en venions à redécouvrir l’amour ? Mieux : à le réinventer ?
C’est ce que soutient le philosophe Paul Audi dans De l’érotique, son nouvel essai – stimulant, provocant, souverainement conduit. Il y distingue avec finesse « l’activité sexuelle », « l’érotisme » et « l’érotique ». Les actes sexuels sont des comportements physiques, le plus souvent prescrits et stéréotypés. C’est pourquoi « plus on sexualise, moins on érotise », car l’érotisme, loin d’être purement physique, est un « jeu de l’esprit avec le corps ». Interviennent dans ce jeu désirs et pulsions, toute une part d’ombre, sans maîtrise possible. C’est exactement ce que cherche à gommer la sexualité hygiénique, transparente, qui se veut triomphante.
Toutefois, si l’érotisme ne peut se confondre avec l’activité sexuelle, il charrie encore, inéluctablement, des représentations héritées, des schémas préfabriqués. Au contraire, ce que Paul Audi nomme « l’érotique », c’est la puissance des amoureux de réinventer les codes, d’en jouer, de jouir de cette créativité. Les amoureux assument leur part d’ombre, mettent en jeu leur identité, par-delà égoïsme et altruisme.
Finalement, il se pourrait donc que « l’amour se porte bien mieux qu’au temps de la révolution sexuelle ». Bientôt, les amoureux vont-ils, de nouveau, se retrouver et se perdre, en découvrant que c’est tout un ? Verra-t-on renaître, communément, l’amour comme « pur événement » de la co-présence, une sorte de « vibration d’infini » ?
Ces questions, que je schématise et condense à l’extrême, progressent dans le livre pas à pas, très clairement. Sous une forme dialoguée et vivante, le philosophe montre par exemple à quel point, contrairement à ce qu’on croit le plus souvent, la pornographie marque en fait un triomphe du puritanisme, lequel exige toujours, par définition, pureté et transparence. Pour étayer sa démarche, l’analyse convoque nombre de penseurs contemporains – de Foucault à Sartre, de Deleuze à Michel Henry – mais aussi d’écrivains, Philippe Roth, Milan Kundera, Susan Lilar, Pauline Reage. Entre autres.
Avec ce volume, Paul Audi achève une trilogie consacrée au passage du désir à l’amour. Entamée avec Le théorème du Surmâle (Verdier, 2011), méditation sur l’œuvre d’Alfred Jarry, elle s’est poursuivie avec Le pas gagné de l’amour (Galilée, 2016). Cet ensemble s’insère dans une œuvre originale, forte à présent d’une bonne trentaine de livres, qui dialoguent notamment avec Rousseau, Mallarmé, Picasso, Nietzsche, Gary… Ample et subtil, à l’écart des projecteurs et des fracas, ce corpus constitue une des plus attachantes trajectoire de pensée d’aujourd’hui. Il faut le redire.
DE L’ÉROTIQUE
de Paul Audi
Galilée, 280 p., 24 €