« Gilets jaunes » et peur bleue
Que va-t-il donc arriver ? Une marée jaune, mais ensuite ? Ce mouvement est venu du fond des campagnes comme du cœur des villes. Il se nourrit de rancœurs multiples, d’une exaspération diffuse et croissante. Il promet de transir le pays et rêve de le bloquer. En quelques jours seulement, les gilets jaunes – autogérés, instrumentalisés çà et là – ont transformé la grogne contre la cherté des carburants et l’accroissement des taxes en un bras de fer théâtral qui veut montrer, grandeur nature, « le peuple » affrontant « le pouvoir ».
On aurait tort de prendre la situation à la légère. Pas à cause des vieux fantasmes – hérités des jacqueries, de l’anarcho-syndicalisme et du mythe du « Grand Soir » – imaginant l’immense embouteillage comme le premier jour d’une ère nouvelle. Ces illusions sans surprise sont aussi sans avenir. Comme toujours, elles déboucheront sur des déceptions accrues et des ressentiments intensifiés. Ce qu’il importe de voir, en revanche, c’est combien la colère dans le pays est réelle. Une colère noire, profonde, tenace.
Comme toute colère, elle n’est ni sans cause ni vraiment rationnelle. Taxes et pompes à essence sont mises en avant, mais la grogne vient de plus loin et va bien au-delà. Le sentiment d’être délaissé, incompris et maltraité a gagné un nombre de citoyens de plus en plus grand. Angoissés par la précarisation des emplois, la stagnation ou le recul de leur pouvoir d’achat, l’absence d’horizon pour leurs enfants, la dégradation réelle ou supposée de leurs conditions de vie, quantité de Français ne savent plus, comme on disait jadis, à quel saint se vouer.
Face à cette panique, les discours raisonnables et argumentés n’ont que très peu de prise. Ou pas du tout. Sans doute est-ce justement cela qui fait le plus peur au pouvoir. Car on assiste à un dialogue de sourds. D’un côté, des dirigeants s’évertuent à démontrer par a+b qu’il n’y a pas de réel problème : tout va bien, les mesures contestées ont été prises à bons escient, et la situation sera encore meilleure demain. De l’autre, des citoyens qui souffrent, ne comprennent pas qu’on les entende si peu, et se sentent pris entre abattement et exaspération.
Si l’incertitude paraît à son comble, ce n’est donc pas à cause de l’ampleur du blocage annoncé ni des cafouillages de l’exécutif. C’est parce qu’entre « raison » et « passions » – vieux clivage de philosophie classique -, la fracture semble désormais consommée. Le temps n’est plus à leur possible harmonie, ni même à leur articulation. Des Grecs à l’Age classique, la pensée la puissance de la raison était supposée capable de brider les émotions et de canaliser les sentiments.
Au temps des Lumières, on commença à comprendre que ce n’était pas si simple, que le règne de la raison dépendait des affects. Dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778), Diderot le dit clairement : « la raison sans les passions est comme un roi sans sujets ». Longtemps après la Révolution Française, nous n’en sommes plus là. Au cours des deux derniers siècles, le roi-raison a été guillotiné, les passions-sujets ont appris à crier à tue-tête. Or, curieusement, le pouvoir semble croire encore que la rationalité, à elle seule, suffirait à la politique.
En effet, dans l’esprit clair des technocrates, colère et exaspération n’existent en fin de compte que comme des erreurs passagères et illusoires. Une bonne explication – argumentée, pédagogique, rationnelle – va pouvoir les dissiper. La démonstration doit convaincre et faire taire les sentiments, ou, mieux encore, les dissoudre. Au contraire, dans le coeur chagrin de ceux d’en bas, ces exposés bien ordonnés ne sont considérés que comme enfumages et paroles en l’air. Ce qui compte, avant tout : le porte-monnaie de la semaine. Et son contenu – insuffisant, voire humiliant – ravive la rancœur.
La suite ? Elle semble jouée d’avance, d’un côté, et d’autre part imprévisible. Il paraît pratiquement certain que cet ixième psychodrame français va se terminer, comme tous les précédents, par quelque compromis. Il ne satisfera personne mais fera taire tout le monde. En revanche, ce qui ne peut être calculé, c’est l’aléa de la colère, l’emballement de la contestation, l’agrégation des ressentiments. Sur fond d’impuissance de la raison que l’on a cru souveraine. Quand viennent le désespoir et la rage, et que personne ne sait les entendre, n’importe quoi devient possible.