Luc Ferry pédagogue
Philosophe, il y a cent manières de l’être. Par exemple : construire un système englobant tout, une cathédrale de concepts, façon Hegel. Ou bien se promener parmi les idées, passer de l’une à l’autre, le nez au vent, façon Diderot. Ou encore casser illusions, idoles et faux-semblants, façon Nietzsche, à coups de marteau. Certains creusent sur place, toujours au même endroit, de plus en plus profond. D’autres gambadent, nomadisent, courent à perdre haleine. Un épais jargon sert de bunker à quelques-uns, tandis que pédagogie et clarté dominent chez d’autres.
Sciences et techniques
Luc Ferry appartient à cette dernière catégorie. L’ancien ministre de l’éducation, conférencier et chroniqueur, est un penseur sans ténèbres. Il n’est pas besoin de partager toutes ses options pour louer sa manière de s’adresser à tous dans une langue accessible. Ce que confirme, s’il en était besoin, le très volumineux Dictionnaire amoureux de la philosophie qu’il fait paraître aujourd’hui.
Mille cinq cents pages, plusieurs centaines d’entrées. L’ouvrage, au premier abord, semble démesuré. Comme l’amour, sans doute. Comme la philosophie, peut-être. En fait, c’est plutôt sur le mode d’une conversation – facile en apparence, dense quant au fond – qu’il convient de l’aborder. De « A » comme « absolu », prévisible, à « V » comme « vin », inattendu, on déambulera sans effort parmi les thèmes favoris de l’auteur. A peine se demandera-t-on pourquoi l’alphabet est incomplet. Des entrées comme « Web », « Xénophobie », « Yoga », « Zut » auraient pu s’imaginer.
Quoi qu’il en soit, on retrouve les critiques aiguës de Luc Ferry envers « la pensée 68 », son ardent refus des théories du déclin, des lamentations sur les ravages de la modernité. Il souligne au contraire les bienfaits que sciences et techniques nous prodiguent et notre ingratitude à leur égard. Cela le conduit parfois à forcer le trait, même si le fond de ses remarques est juste.
« Spiritualité laïque »
Aux réflexions sur les dilemmes de notre époque – ubérisation, transhumanisme, big data, écologie, question animale, Europe, fanatisme islamiste… – se juxtaposent des définitions de fond : « Pour aller à l’essentiel, je dirais que la philosophie est avant tout une doctrine de salut avec toutefois cette particularité remarquable qu’elle est une doctrine du salut sans Dieu, une spiritualité laïque. »
L’affirmation se trouve, au fil des pages, expliquée, approfondie et argumentée : la philosophie, sur le versant de la connaissance comme sur celui de l’éthique, déboucherait toujours, directement ou non, sur une conception de la « vie bonne » pour les mortels. On ne confondra pas cette « vie bonne » – thème crucial de Socrate jusqu’à Nietzsche – avec ces recettes douceâtres et ridicules qu’on nous vend aujourd’hui pour atteindre aisément un bonheur garanti.
Autour de cet axe central s’ordonnent des considérations multiples – esthétiques, métaphysiques et morales – disséminées au fil d’un dictionnaire passionné. Par définition, pareil abécédaire n’est pas un traité. Il faut le lire « à sauts et à gambades », comme disait Montaigne. On y fera des découvertes. On y trouvera motif à s’échauffer ou à applaudir, à vibrer en accord ou en désaccord. Mais on ne pourra nier qu’un penseur s’y rencontre, soucieux de cohérence. Et plus que tout de liberté, que ce soit sous la forme du libre arbitre, contre Spinoza, des règles de la République ou du libéralisme économique.