Changement d’heure, clap de fin ?
Dans quelques heures, ça recommence. Nous changerons d’heure une fois encore. Réglage automatique ou manuel des horloges, réveils, montres, écrans. Et changement de lumière, de rythme physiologique, de cycle digestif… Décalage horaire sur place, sans avion ni voyage ! Ce prodige, devenu habituel, ne scandalise plus personne. Le cirque dure en effet depuis le 28 mars 1976, soit 42 ans, plus de 80 allers-retours, sans compter une infinité de petits désagréments pour quelques centaines de millions de gens qui n’ont jamais demandé pareil traitement. Cerise sur l’insomnie, le bénéfice est nul en matière de consommation d’énergie, qu’il s’agisse d’électricité ou de carburant. La mesure, tant vantée à l’origine par ses promoteurs, au moment du premier choc pétrolier, s’est révélée absurde. A part perturber les rythmes biologiques et empoisonner la vie quotidienne de l’Europe, elle n’aura servi à rien ! Il faudrait lui décerner le grand prix des aberrations raisonnables.
Bonne nouvelle : ça va se terminer. En principe, en 2019. Mauvaise nouvelle : personne ne sait, pour l’instant, comment, ni même quand, s’arrêtera effectivement cet idiot yoyo. En effet, après avoir enfin conclu à l’opportunité de supprimer les changements d’heure, la Commission européenne laisse les Etats membres décider, d’ici avril 2019, s’ils veulent opter de manière définitive pour l’heure d’hiver ou bien l’heure d’été, tout en leur conseillant, dans sa souveraine sagesse, de coordonner leurs choix… On se trouve donc devant la probabilité d’une usine à gaz à plusieurs étages, avec choix nationaux, harmonisations difficiles, dissensions prévisibles et calendrier à rallonges…
Quoi qu’on préfère, car les avis sont partagés, les relations des pouvoirs politiques aux mesures du temps méritent réflexion. De quel droit, en effet, l’Etat s’arroge-t-il le pouvoir de changer l’heure à sa guise ? Certes, il fixe et contrôle les normes et codifications – poids et mesures, calendriers, fuseaux horaires… Cela lui permet-il de modifier les pendules à intervalle régulier ? Car changer d’heure n’est pas du tout identique au fait de passer des mesures en pieds et pouces au système métrique, ou des francs à l’euro.
La raison qui l’explique est évidente et forte. Bergson, dès 1899, avec L’essai sur les données immédiates de la conscience, l’a mise en pleine lumière. Le temps des horloges est uniforme : une heure y conserve toujours identiquement la même durée, et 60 minutes feront, toujours et partout, 3 600 secondes. Tout autre, pour chacun d’entre nous, est le temps vécu : sa durée s’épaissit dans l’ennui et la fatigue, elle s’accélère dans l’allégresse et la joie, elle semble s’évanouir dans l’attention captivée, où « l’on ne voit plus le temps passer », comme on dit à juste titre. Dès lors, ce qui cloche, dans la modification réglementaire de l’heure, c’est l’intervention du pouvoir politique dans le réglage intime de notre relation au temps. Les perturbations multiples qu’introduisent ces décalages demeurent relativement mineures, mais elles renvoient à une intrusion qui ne devrait pas avoir lieu : celle du pouvoir politico-administratif dans notre durée vécue la plus intime.
Cette inconvenance est confirmée par le moindre d’œil sur l’histoire de ces manipulations d’horloge, qui ont commencé bien avant les années 1970. Il semble que l’idée ait germée, pour la première fois, en 1784 dans le cerveau de Benjamin Franklin. Cette année-là, le savant adressa au Journal de Paris une longue lettre en anglais pour démontrer qu’un décalage des pendules économiserait, l’été, une quantité faramineuse de chandelles dont il fit le calcul. Par chance, son initiative demeura lettre morte. En fait, ce sont les temps de guerre qui firent des Etats les maîtres des horloges. Le changement d’heure fut d’abord instauré en 1916 en Allemagne, puis au Royaume-Uni et en France. Et de nouveau en 1940 et 1941.
Aujourd’hui, si un fort consensus large se dégage pour conserver une heure fixe, il n’y en existe pas pour choisir l’heure à conserver. Médecins, experts et une partie minoritaire des citoyens penchent pour l’heure d’hiver. A l’opposé, une large majorité souhaiterait se fixer à l’heure d’été. Cette option serait une « aberration » déclarait récemment une spécialiste du sommeil à l’INSERM. Décidément, il ne va pas être facile de mettre les pendules à l’heure.