Mourir à treize ans, pour rien
Treize ans à peine. Mort sous les coups de barre de fer d’une bande rivale. Pas à une époque lointaine, ni dans une contrée sans lois. C’était il y a quelques jours seulement, à la lisière de la capitale de la République française. Et le cas n’est unique, la victime isolée, l’affaire exceptionnelle. Tous les acteurs, sur le terrain, disent à présent la banalisation récente des rixes entre adolescents. Les prétextes sont standards : injures, chapardages, humiliations, revanches… Les armes sont variables : béquilles, battes de base-ball, boules de pétanque, couteaux de cuisine… L’acuité de la violence est extrême, les blessés nombreux, souvent graves. Le nombre de morts en hausse. De quoi être en colère.
En colère contre l’absurdité de jeunes vies fauchées pour rien, sans mobile, sans horizon. Mourir très jeune – que ce soit par maladie, par accident ou par suicide – est toujours une sorte de scandale. Chaque fois, le sentiment s’impose d’un destin à peine esquissé et aussitôt tronqué. Mais, le plus souvent, on trouve des explications, un sens à reconstruire. Ceux qui meurent au combat – même en héros pitoyables de guerres évitables, même en vains martyrs de causes ignobles – donnent à leur disparition une portée, fût-elle imaginaire et illusoire. Mourir à treize ans, aux Lilas, sous des barres de fer, semble en revanche dépourvu de tout sens.
Contre qui, contre quoi, doit-on être en colère ? Contre l’Etat, d’abord, ou plutôt son absence, sa décrépitude et sa carence. Retour aux principes de base : s’il existe une puissance publique, c’est précisément pour empêcher la « guerre de tous contre tous ». La formule est de Thomas Hobbes (1588-1679), exemplaire sur ce point, et figure dans Le Léviathan (1651). Chacun, dans la nature, a droit de se faire justice lui-même, en se vengeant par la force des offenses qui lui sont faites. C’est pourquoi, selon Hobbes, la nature n’est qu’une guerre : chacun y est sur ses gardes, personne n’y est garanti de rien. Constituer un Etat, une police et une justice, suppose de renoncer à cet usage individuel de la force en le conifant à la seule puissance publique. En échange de quoi chacun se trouve, en principe, protégé par les lois, la police et les tribunaux.
Quand se multiplient pugilats, agressions et passages à tabac, c’est d’abord ce principe de base qui n’est plus appliqué. L’Etat est défaillant. Il manque à sa fonction. Les autorités, sur place, se disent effectivement dépassées, impuissantes, incapables d’empêcher ces actes de barbarie. C’est précisément cela qui est grave, et inquiétant. D’autant que le constat va plus loin. En effet, il ne s’agit pas seulement du maintien de l’ordre et de la protection des personnes, c’est-à-dire du minimum qu’une société doit normalement garantir. Pour que de tels actes prolifèrent, il faut une dégradation profonde et ancienne de l’éducation.
Car la sauvagerie s’impose quand l’éducation régresse. Tout le monde conviendra qu’on ne puisse pas toujours empêcher des bagarres impromptues, imprévisibles, surgies des réseaux sociaux comme de nulle part. Mais, si tant de haines s’épanchent, si tant de violences se déchaînent, c’est bien que des digues, en amont, n’ont pas été édifiées à temps. C’est bien que l’Etat, les familles, tous qui sont chargés d’éduquer ces adolescents, ont échoué à les civiliser. Civiliser ne signifie pas punir des violences, mais réussir à ce qu’elles ne soient pas commises, parce que les individus eux-mêmes y répugnent et s’y refusent.
Encore faut-il avoir assez de vocables à sa disposition pour se dispenser d’utiliser des battes de base-ball. On cogne, aussi, faute de vocabulaire. Moins de mots, plus de gnons. La barbarie naît de l’atrophie du langage, du déficit de moyens pour penser et pour s’exprimer, comme l’a montré notamment Alain Bentolila (Le verbe contre la barbarie, Odile Jacob, 2007). Là aussi, là encore, l’Etat n’est pas à la hauteur de la tâche. Les familles non plus.
Encore faut-il éviter de croire ces violences meurtrières mécaniquement inéluctables. Tout mettre sur le dos du manque – de moyens, de personnels, d’attention…- serait finalement bien méprisant pour ces adolescents. Ils ne sont pas entièrement les jouets passifs, inéluctablement déterminés, de leur environnement – si pesant qu’il soit. Il faut les imaginer responsables, capables de résister aux pentes meurtrières aussi bien que d’y céder. Si ce n’était pas le cas, que resterait-il d’humain ?