Rien n’est plus sûr que l’imprévisible
On peut dessiner un grand nombre des traits de ce que sera notre monde dans vingt ans. Légitimement. Et avec une exactitude convaincante. La multitude de données disponibles le permet. L’acuité des algorithmes, devenue fantastique, affine et précise les scenarii. Courbes démographiques, données climatiques, tropismes collectifs sont de mieux en mieux cernés. Qu’il s’agisse de transports, de communications, de flux financiers ou d’habitudes alimentaires, il est également possible de décrire ce qui nous attend. L’ensemble des contributions ici rassemblées le montre suffisamment. Par comparaison avec les images du futur forgées par les générations précédentes, ces prévisions peuvent même se prévaloir d’une probabilité plus haute.
Malgré tout, il demeure une marge irréductible d’incertitude. Elle ne tient ni à l’imprécision de nos instruments ni à l’incomplétude de nos données, mais d’abord à la nature même de l’avenir. Ce n’est pas sans raison que le vieil Aristote, déjà, avait forgé la notion de « futur contingent ». Même si tout semble bien certain, même si on dit résolument que « la bataille navale aura lieu demain » – la preuve : les navires ennemis sont en vue, la résolution des belligérants est inébranlable, etc. – il est impossible, malgré tout, que cet énoncé soit intégralement certain. Car des aléas peuvent surgir, des hasards s’interposer – tempête brutale, crise cardiaque d’un chef d’armée, coup de théâtre quelconque…
En fait, tout l’avenir, proche ou lointain, échappe à la certitude absolue. L’empiriste David Hume, au XVIIIe siècle, est allé au bout de cette logique. « Le soleil se lèvera demain » ? En toute rigueur, je ne peux pas le savoir. Je ne peux que le croire, parce que les milliards de lever de soleil précédents ne peuvent me permettre de conclure avec certitude au lever de soleil de demain matin. On dira que cet argument ne gêne personne, que tout le monde fait confiance à la continuité du monde, et on aura raison. Le raisonnement de Hume est logiquement imparable, mais sans portée pratique.
Bergson est plus embarrassant. Parce qu’il met en lumière le surgissement de la nouveauté dans l’histoire humaine. Tout ce qui fait vraiment événement, invention, rupture… surgit sans prévenir, radicalement nouveau. La création humaine génère de l’imprévisible, créé par le génie individuel ou le génie collectif. On peut donc calculer à la seconde près, des années à l’avance, les éclipses ou le passage d’une comète. Il est impossible d’en faire autant avec l’évolution d’une société, a fortiori d’une civilisation. Cela ne signifie pas que toute analyse prospective soit vaine. Elle est seulement indicative. La part de l’inouï, de l’inédit, du « pas encore », comme disait Ernst Bloch, ne saurait être oubliée ni annulée.
En fait, nous le savons. Nous avons même intégré, dans les représentations de notre propre vie, cette part d’incertitude. L’accélération des changements et leur interdépendance nous y ont conduit depuis longtemps déjà. Imaginons un instant qu’au coeur deu Moyen-Age, en 1018, on ait voulu connaître l’état du monde vingt ans plus tard. Personne n’aurait supposé que la nourriture en 1038 allait être différente, les vêtements dissemblables, les modes de transport et de travail bouleversés.
Les Temps modernes ont accoutumé chacun à envisager que ses enfants ne vivront pas comme lui. La post-modernité a fait bien plus : il a fallu abandonner les plans de carrière, la conviction de faire le même métier toute sa vie. Il a fallu s’accoutumer à l’idée qu’une innovation technologique pouvait bouleverser nos vies quotidiennes en quelques années, voire quelques mois. Une attente de changement permanent a fini par s’installer. Une conviction, inconnue autrefois, s’est ancrée : demain est flou, indiscernable, voire inconnaissable. On ne sait à quoi s’attendre, sauf à l’inattendu.
Entre prévision possible et prévision impossible, il n’y a pas à choisir, contrairement à ce qu’on pourrait croire en jugeant trop vite. En fait, les deux versants coexistent. Il est indispensable de calculer les tendances lourdes, d’extrapoler les courbes et de dessiner l’avenir avec le maximum de détails. Mais il est non moins nécessaire de considérer ces résultats avec une certaine distance, une part d’incertitude. Il convient donc de tenir ensemble deux conceptions antagonistes : discerner où nous allons, se souvenir que ce n’est jamais sûr. Les prévisions peuvent et doivent guider des attentes et des actions. Mais elles n’imposent rien au réel à venir, que l’imprévisible traverse. C’est lui qui donne du jeu.