Leroi-Gourhan, de la préhistoire à nos jours
Il y a sans doute des lecteurs pour qui le nom de Leroi-Gourhan (1911-1986) n’évoque plus rien. D’autres savent qu’il s’agit d’un ethnologue, spécialiste de la préhistoire, qui s’est principalement illustré par des réflexions novatrices sur les outils, leurs usages et sur l’évolution de l’espèce humaine. Toutefois, à part au sein quelques cercles experts, il semble qu’on méconnaisse souvent la richesse de sa trajectoire et la diversité de son œuvre. C’est pourquoi la monumentale biographie que lui consacre aujourd’hui Philippe Soulier est fort utile.
On y découvre comment un adolescent des années folles quitte l’école à 14 ans, reprend des études, apprend le russe et le chinois, collectionne très tôt quantité d’objets, suit les cours du sinologue Marcel Granet et de l’anthropologue Marcel Mauss. Il se passionne pour les Eskimos, et publie en 1936, à 25 ans, La civilisation du renne. Derrière les imperfections et maladresses d’un travail de jeunesse, cette étude incarne une volonté claire : confronter milieu naturel et monde humain, saisir leur interaction complexe. Cet axe organise tout l’œuvre à venir.
Envoyé en mission au Japon (1937-39) par le Musée de l’Homme, maquisard pendant la Deuxième Guerre mondiale, catholique fervent et convaincu, Leroi-Gourhan se consacre ensuite à la paléontologie, au sein du CNRS, puis du Musée de l’Homme. Il enseigne à l’université de Lyon, puis à la Sorbonne, avant d’être élu au Collège de France, où il professe de 1969 à 1982. Affaibli par la maladie de Parkinson, il s’éteint en 1986, après avoir profondément marqué l’étude de la préhistoire et de l’art pariétal, mais aussi, plus largement, notre représentation de l’humain.
Car ce chercheur de terrain, qui multiplie fouilles et chantiers, fait aussi, à sa manière, œuvre de philosophe. Le paléontologue précise pour sa part les méthodes, amasse des kyrielles de fiches et utilise, dès 1957, les cartes perforées, triées mécaniquement. Le penseur, lui, renouvelle l’approche même de la technique, rappelant que l’outil seul n’est rien, qu’il est inséparable « du geste qui le rend efficace », qui lui donne sens et fonction et l’inscrit dans une « chaîne opératoire ».
Première biographie de cet intellectuel atypique, le livre de Philippe Soulier, résultat de vingt ans de recherches, est d’une extrême minutie. Cette méticulosité ne néglige pas le moindre détail de la carrière, des institutions et de leurs aléas, mais n’est pas suffisamment équilibrée par une mise en lumière des grands enjeux de l’œuvre. Sa portée aurait pu être plus fortement dégagée. Car sa familiarité avec « l’épaisseur temporelle » donne aux réflexions de Leroi-Gourhan sur l’aventure humaine une densité rare. Sans oublier une acuité particulière pour envisager son avenir.
Pour preuve, ces lignes de 1965, dans Le geste et la parole, son maître livre (Albin Michel, 2 volumes), où il voit « l’homme d’un avenir proche déterminé par une prise de conscience, dans la volonté de demeurer « sapiens ». Il lui faudra alors repenser complètement le problème des rapports de l’individuel au social, envisager concrètement la question de sa densité numérique, de ses rapports avec le monde animal et végétal (…) pour considérer la gestion du globe comme autre chose qu’un jeu de hasard. » C’était il y a plus d’un demi-siècle. Nous y sommes. Raison de plus pour se souvenir de Leroi-Gourhan.
ANDRÉ LEROI-GOURHAN (1911-1986)
Une vie
de Philippe Soulier
CNRS Editions, 648 p., 27 €