Grosse fatigue sur l’Olympe
L’Olympe n’est plus ce qu’il était. Il n’y a pas si longtemps, il y faisait beau. Jupiter, après sa victoire sur les Titans, pensait avoir instauré une ère nouvelle. Beaucoup l’avaient cru. Ils allaient répétant que tout avait changé, que les vieux démons se trouvaient terrassés, et qu’on pouvait, enfin, se mettre en marche vers l’abondance et la croissance. Et voilà, à présent, que rien ne va plus ! Le brouillard s’est installé, il fait presque froid, et l’on ne discerne aucun horizon. Le maître des lieux est désorienté. Il ne saisit pas ce qui s’est détraqué, pourquoi il a perdu les rênes. Ni de quelle manière les reprendre en main.
Vivre au sommet, il faut bien le dire, n’est pas simple. Les bruits du monde parviennent atténués et déformés. Ainsi, par exemple, avait-t-on dit au premier des Olympiens dit qu’un certain Colomb venait de découvrir le nouveau monde et qu’il en pensait monts et merveilles. Le maître l’avait cru, s’en était même réjoui. A présent, la nouvelle se trouve démentie. C’était un malentendu, ce Collomb, avec deux « l », s’est envolé. L’exubérance est tombée, la confusion règne. Un grand poète venant de mourir, on entend chanter, du fond de la vallée : « Que c’est triste Venise, au temps des amours mortes… » Jupiter ne comprend pas.
D’autant moins qu’on lui avait répété aussi qu’il était le maître des horloges, et qu’il se voit réduit à suivre le mouvement, voire à tenter de le rattraper, sans y parvenir. Enfin, plus que tout, Jupiter, par fonction, est censé contrôler la foudre. Et elle lui tombe dessus ! Lui qui était supposé déclencher les orages vient de se retrouver sous l’averse, trempé, dans une petite île, contraint de chercher refuge chez de jeunes habitants qui l’ont traité sans respect, comme un copain… Le voilà perplexe et déboussolé.
Qui donc commande ? Où est passée l’autorité ? La sienne, celle des dieux, celle de l’Olympe, celle de l’Etat ? Est-elle malade ? En panne ? En morceaux ? Comment les recoller ? Comment restaurer le pouvoir, ou seulement sa représentation, son image, son décor ? Les deux, en fait, se distinguent-ils vraiment ? Peut-être le pouvoir n’est-il nulle part ailleurs que dans sa représentation. Il n’est pas « symbolisé » par la foudre, l’Olympe, le Capitole et tutti quanti. En fait, il est tout entier constitué par les signes qui l’incarnent. Et quand ces signes ne fonctionnent plus, quel est le remède ? Voilà ce qui tourmente Jupiter.
Il a beau tourner et retourner ces interrogations, il ne trouve pas d’issue. Lui vient l’idée de rappeler des Enfers, du séjour des morts, quelques vrais philosophes, histoire de l’aider à voir clair. Il commence par Platon, Aristote, Cicéron, convaincu que c’est un bon début. Mais ils l’ennuient, avec leurs interminables discours sur le bien commun, sur la nécessité de préférer le bonheur de la Cité dans son ensemble à celui des individus en particulier, sur la place des lois et l’impérieux devoir de les faire partout régner sans lacune ni distinction. Ce sont des raseurs, des machines à commenter. Pas des hommes d’action.
Alors, lui qui surplombe les siècles, convoque à son chevet Machiavel. Il s’y connaît en crise et en ruse. Le Florentin lui rappelle que ce qui rend un Prince « méprisable, c’est d’être jugé changeant (…), irrésolu » Il « doit se garder comme d’un écueil » mortel des hésitations et des atermoiements, se souvenir que la guerre, et elle seule, demeure « la vraie profession de quiconque gouverne » Il fait venir encore Baltasar Gracian, le jésuite espagnol du 17e siècle, théoricien du Héros et de l’Art de la prudence, qui lui dit à l’oreille : « Toi qui aspires à la grandeur, écoute bien le conseil : que tous te connaissent, que personne ne te comprenne. » Mais Jupiter sait déjà cela depuis toujours. Ce qu’il cherche est autre chose. Il veut comprendre ce qui lui arrive.
Et, finalement, c’est un vrai choc ! Ce qu’il découvre, en effet, c’est tout simplement que… l’Olympe n’existe pas ! Ce n’est qu’une représentation, une histoire qu’on se raconte, une montagne imaginaire. Pire encore : les dieux ne sont que des hommes, et leur pouvoir une fiction. Elle est capable d’impacter la réalité, certes, mais ce n’est pourtant qu’une fiction. L’espace du politique n’est pas un sommet. Tous ceux qui y travaillent et s’y consacrent ne sont pas en haut, ni ailleurs. Pire que tout : il n’existe en politique ni ancien ni nouveau monde. Tout se joue entre humains, ici et maintenant. Sans distance, sans abri, sans retrait. Voilà pourquoi Jupiter ne se sent pas très bien. Voilà pourquoi l’Olympe n’est plus ce qu’il était.