Séries d’été, séries d’automne
Que s’est-il passé cette semaine ? Une rentrée des classes sans portables et un petit remaniement ministériel en France, un grand typhon au Japon, deux enterrements outre-Atlantique, Aretha Franklin et John Mac Cain. On ne saurait oublier, après moult atermoiements et valse-hésitation, la décision prise par Emmanuel Macron de maintenir le nouveau dispositif fiscal. Cette annonce atténue – mais pour combien de temps ? – l’impression qui s’installe d’un « effritement à la source » du « nouveau monde ». Toutefois, ces gros titres ont recouvert un autre changement, qui passe inaperçu à force d’être devenu familier. Les « séries d’été », qui envahissent quotidiens et magazines de mi-juillet à fin août, se sont évanouies avec la fin des vacances.
Pendant six semaines, en France, la presse se réduit comme peau de chagrin, et les pages qui restent prennent un visage singulier. Finis les dossiers internationaux, estompés les débats politiques, suspendues les querelles. Presque toutes les nouvelles s’éclipsent. A leur place fleurissent partout, par quatre, cinq ou six, des feuilletons culturels – instructifs, insolites , voire incongrus. Il en est d’historiques (rois maudits, princesses improbables, milliardaires oubliés…), de géographiques (cités perdues, trésors enfouis, enclaves préservées…), de sociologiques (gangs effroyables, sectes secrètes, mœurs rarissimes), de littéraires (couples d’écrivains, succès d’autrefois, batailles anciennes…), de philosophiques (doctrines méconnues, sagesses toujours actuelles…).
En fait, la liste est interminable. Car elle s’étend aussi à la gastronomie, aux sciences, à la mode, aux techniques, à la joaillerie, aux sports… En outre, toutes les combinaisons sont permises, depuis l’histoire culinaire jusqu’à la littérature des expéditions lointaines, en passant par les escroqueries artistiques. Le cahier des charges est simple : il faut et il suffit que l’ensemble soit attractif, pédagogue et copieux. Le résultat de ces séries cumulées – les unes ratées, les autres remarquables, cela est une autre histoire – forge une presse estivale fort différente de celle qu’on lit le reste de l’année.
Voilà qui semble doublement absurde. D’abord parce que le monde, l’été, ne change pas. Les nouvelles ne s’arrêtent jaùais. Les agences de presse, les dépêches et les événements continuent. Ce sont les journalistes qui prennent des vacances, et leurs lecteurs aussi. Mais pourquoi donc devrait-on cesser de s’intéresser à ce qui s’y passe, parce qu’on est à la plage plutôt qu’en ville, oisif plutôt qu’au labeur ? Ensuite, quand arrive la rentrée, quand les séries habituelles (politiques, économiques, sociales, diplomatiques, culturelles…) reprennent leur place et leurs activités, comme cette semaine, tous les sujets dont on parle l’été n’ont pas disparu comme par magie. Pourquoi donc le plaisir et l’intérêt des lecteurs pour ces thèmes différents devraient-ils se limiter aux semaines où il fait chaud, où l’on travaille moins ?
Plutôt que deux régimes d’informations alternés, une permanente juxtaposition des deux serait préférable. Pour l’actualité de chaque jour, faits, événements, infos chaudes et commentaires sur le vif. Mais également, pour ceux qui le veulent, et ils sont nombreux, de l’encyclopédie permanente, des outils d’éveil et d’initiation, des curiosités, des enquêtes inattendues. Parce que la réalité est multiforme, que l’actualité ne se découpe pas selon les calendriers de nos activités et de nos repos, que les centres d’intérêts des citoyens sont hétéroclites. Et c’est tant mieux.
Chacun devrait se souvenir du vers 77 de l’Heautontimoroumenos (le « bourreau de soi-même », en grec ancien) du dramaturge latin Terence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto, c’est-à-dire « Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». La formule est célèbre, elle a souvent servi. Mais on ne s’est pas avisé, je crois, que cette maxime est à la fois celle des dévoreurs d’actualité – journalistes aussi bien que lecteurs – et des philosophes. Ils ont pour exigences communes de tout examiner d’un œil critique, certes, mais sans faire de tri préalable, sans décider à l’avance ce qui est pur et impur, sans rien exclure, ni personne, au nom de la bienséance et des conventions. Plus les médias incarneront ces principes, plus ils seront légitimes.