Confucius et Lao-tseu, tête-bêche
Au premier regard, tout les oppose. Le sage Confucius privilégie l’ordre et la civilisation. Il considère la séparation d’avec les animaux comme l’acte fondateur de l’humanité, et sa pensée se fonde sur une plénitude de l’être. Au contraire, Lao-Tseu s’inscrit dans une perspective libertaire, insiste sur le néant de toute chose, juge que notre malheur a commencé quand nous avons cessé d’être des bêtes. Le premier sépare, le second fusionne. L’un défend rites, règles, conventions et démarcations. L’autre efface les frontières, défait les hiérarchies, renverse les classements. Bref, on juge difficile de trouver plus inconciliables.
Comme souvent, ce n’est qu’une illusion d’optique, que plus de science vient rectifier. Le sinologue Jean Lévi, directeur de recherche honoraire au CNRS, souligne ce qui les rapproche aussi, en présentant sa nouvelle traduction nouvelle des textes fondateurs de ces deux maîtres aussi réels que mythiques. Si l’un comme l’autre ont réellement existé, à peu près à la même époque, on ne sait rien qui vaille de leurs biographies. Ce qui les rapproche est d’abord d’avoir perduré, traversant toute l’histoire de la culture chinoise, suscitant des milliers de commentaires et d’adaptations.
Les unir, ou du moins les réconcilier fut sans doute le rêve le plus durable de quantité de lettrés. Finalement, c’est leur opposition irréductible qui les a le plus sûrement reliés. Ceci n’est paradoxal qu’en apparence : « C’est leur antagonisme fondamental, en dépit de toutes les tentatives syncrétiques ou éclectiques de les amalgamer, qui a donné à la pensée chinoise sa profondeur et sa richesse » souligne Jean Lévi. Pareille sagesse à double face demeure fascinante, parce que sa tension interne inépuisable. Elle se révèle plus précieuse encore par des temps où s’accroissent, à côté de l’intelligence artificielle, la multitude des bêtises naturelles.
Reste à savoir pourquoi traduire, une fois encore, ces monuments qui l’ont été souvent, parfois très bien. Jean Lévi s’en explique de manière convaincante. Il a opté, pour le livre de Lao-Tseu, pour un parti pris de concision poétique. Contrairement à des traductions qui veulent rendre explicites ce que le chinois ne fait qu’évoquer, il a préféré restituer les formules ambiguës, les expressions claires-obscures, comme autant de demi-paroles, conformes à ce que le savoir taoïste proclame avoir d’ineffable. « Qui sait ne parle pas. Qui parle ne sait pas » dit la stance LVI. Il convient donc, à celui qui sait, de se taire en parlant. Autant que faire se peut, évidemment…
On ne peut que recommander à chacun d’aller s’asseoir, pour l’été, sous ces deux « arbres de la voie ». On trouve à proximité tout le confort souhaitable en matière d’explications, bibliographies et appendices. On découvrira notamment, en annexe au volume Confucius, une critique en règle d’un « négationnisme » en vogue, notamment aux États-Unis, qui s’emploie ces dernières années à « déconstruire », en fait à nier, l’authenticité des Entretiens de Confucius.
Au moment de faire ses valises, la question se pose : « Vais-je mettre un sage dans mes bagages ? ». La bonne réponse est : « Deux, sinon rien… »
LES DEUX ARBRES DE LA VOIE
Le Livre de Lao-Tseu
Les Entretiens de Confucius
Traduction, introduction et notes de Jean Lévi
Les Belles Lettres « Bibliothèque chinoise », deux volumes de 336 p. et 260 p., vendus ensemble sous coffret, 55 €