Le spectre de mai 68
« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Ainsi parlaient Engels et Marx en 1848. Cette phrase, qui eut son heure de gloire, ouvre le Manifeste du Parti communiste. On ne saurait oublier qu’elle était terriblement exagérée. En déclarant l’Europe obsédée par le danger imminent d’un cataclysme social et politique, en la décrivant sur la défensive, en proclamant « toutes les puissances… unies contre ce spectre », cette propagande voulait faire croire à un mouvement communiste considérable, alors qu’il était faiblissime.
L’exagération serait comparable si l’on écrivait aujourd’hui : « Un spectre hante la France, le spectre de mai 68 ». QDe fait, quelques extrémistes jettent des pavés sur les forces de l’ordre, tandis que de multiples mécontentements s’accumulent, mais se juxtaposent sans s’unir. Il n’y a pas là de quoi enclencher la moindre apocalypse. Ce n’est pas parce que Mai 68 a juste cinquante ans, et Karl Marx juste 200 ans (le 5 mai), qu’une révolution s’annonce. En revanche les fantasmes, et les fantômes, indiscutablement, s’agitent.
Exactement comme dans Hamlet. Quand il y a « quelque chose de pourri » dans une situation – c’est le cas presque tout le temps… -, alors on voit revenir un fantôme, incarnant le plus souvent quelque vertu trahie. Il appelle au secours, annonce que tout est désaxé, clame que le désordre doit cesser. Ainsi fait le père d’Hamlet : assassiné, il revient, sous la forme d’un spectre, rencontrer son fils sur les remparts d’Elseneur, pour dénoncer son meurtrier et réclamer vengeance (Acte I, scènes 4 et 5).
En 1993, dans Spectre de Marx, le philosophe Jacques Derrida revint sur cette scène fameuse après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique. Contre le discours de la mondialisation triomphante, le philosophe entendait rappeler que Marx, le communisme et la révolution allaient continuer à hanter le monde. On avait beau les croire morts, ils ne cesseraient d’habiter le système, de le corroder du dedans.
Ce discours a réjoui les nostalgiques du marxisme et des chambardements. Le vieux fantôme shakespearien et le théoricien de la dictature du prolétariat finirent par marcher main dans la main. Du moins quelque temps, chez quelques intellectuels. Cela fit oublier plusieurs points, qu’il est utile de rappeler aujourd’hui, alors que certains rêvent ranimer ces spectres. D’abord, il faut croire réellement aux fantômes pour gober ce genre d’histoires. Or ce n’est pas le cas de tout le monde, loin s’en faut. Hamlet a l’impression de voir son père mort et de lui parler. La reine, elle, ne voit rien du tout. Do you see nothing there ? demande le fils qui hallucine. Nothing at all, répond la reine mère. (Acte III, scène 4). Transposons : on rencontre aujourd’hui le spectre de mai 68 – pour s’en réjouir ou s’en effrayer – seulement si l’on y croit, Ne pas le percevoir du tout est possible, voire normal.
D’autre part, les hallucinations, étant subjectives et délimitées, sont également disparates. A chacun son fantôme-fantasme : ce n’est pas le même spectre de 68 que croient voir les black blocs et les syndicalistes, les infirmières et les zadistes, les étudiants et les cheminots. Last but not least, ces spectres s’usent, s’érodent avec le temps et finissent par n’être plus que caricatures. Marx le note au début du 18 Brumaire de Louis-Bonaparte : Hegel a remarqué que les événements, se répètent deux fois, mais il faut ajouter « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Après la Commune de Paris, le psychodrame de Mai 68. Et la dégradation se poursuit : cinquante ans après la « farce » de 68, les faibles sketchs de cette saison.
Le seul fil persistant, dans cette décomposition continue, c’est un désir de néant, une pulsion de mort. Détruire l’ancien monde, dans les fantasmes de révolution, était nécessaire, mais pour en bâtir un nouveau, meilleur et enfin juste. Construire étant devenu obsolète, il ne reste donc que la volonté de bloquer, casser, briser. Non pas en fonction de données objectives, mais par le seul désir, pur et impérieux, de tout saccager. Mai 68 allait déjà en ce sens, par son projet explicite de destruction de l’université, des savoirs et des élites. Mais il y éclatait aussi une vraie part de fête, d’invention libre et de joie, tout à fait fanée chez les commandos nihilistes d’aujourd’hui.
Voilà pourquoi Mai 2018 n’aura pas lieu. Les fantômes n’existent pas, sauf dans les fêtes foraines et les mauvais films. Mais il n’y pas de quoi se rassurer pour autant. Car les colères et frustrations sont réelles, nombreuses et diverses. Et elles alimentent les populismes… qui hantent l’Europe.