« Il est interdit d’interdire ». Une erreur de Mai 68
Des livres, bien sûr, mais aussi des dossiers, des numéros spéciaux, des débats télévisés, des commémorations de toutes natures… les 50 ans de Mai 68 vont donner lieu à une effervescence déjà partout programmée. Aucune vraie nouveauté attendue : tout et son contraire a déjà été dit et redit, depuis un demi-siècle, sur cette révolution imaginaire.
Son bilan est loin d’être nul, certes, mais il est pour le moins contrasté. Illusions, archaïsmes et fantasmes ont coexisté, dans cette pseudo-vraie-fête, avec des enthousiasmes réels et de singulières nouveautés. Les témoins survivants se chamaillent encore, interminablement, style anciens combattants. Quant aux historiens, sociologues et analystes de toutes obédiences, ils poursuivent eux aussi leurs bilans divergents. Je ne rêve pas de mettre un terme à ces querelles sans fin, qui intéressent de moins en moins.
Je souhaite simplement rappeler un symptôme de l’ambiguïté de Mai 68, une de ses formules emblématiques : « il est interdit d’interdire ». Longtemps, ce fut une des phrases marquantes de ce moment, avec notamment « sous les pavés, la plage », ou « soyez réalistes, demandez l’impossible ». « Interdit d’interdire » fut, à l’origine, une boutade de l’humoriste Jean Yanne. Très vite, cette maxime s’est vue élevée au rang de règle unique – abolissant, par définition, toutes les autres. Au premier abord, ce fut jugé fort sympathique, libératoire, euphorisant. Et pourtant, si on réfléchit deux secondes, c’est tout-à-fait inhumain et, si l’on ose dire, carrément indéfendable. Voici pourquoi.
Au premier abord, la formule est séduisante. Pour la simple raison que les interdictions ne sont pas jamais attirantes ni agréables. Dès lors, proclamer qu’il est interdit d’interdire sonne comme une déclaration de liberté totale : out ce qui était entraves et limites se trouve désormais hors-jeu ! Finies les contraintes, les oppressions, les convenances. Adieu les bienséances absurdes, les conventions arbitraires. Bonjour la grande effervescence des désirs, des jouissances énergumènes. Vive l’infinie spontanéité des corps, des rêves et des jouissances. Tous les carcans disparaissent… par magie. Si plus rien n’est interdit , on a l’impression que la vie soudain est plus intense, plus heureuse et plus libre. On peut marcher sur les pelouses, dessiner sur les murs, se dénuder à loisir.
Malgré tout, pareil sentiment se révèle vite n’être qu’une duperie. Du moins si on prend au sérieux l’aspect radical et universel de cette formule. Encore faut-il, pour éviter les malentendus, ajouter quelques précisions et précautions. Moins de contraintes, voilà généralement une bonne chose. Envoyer balader éducations rigides, mœurs puritaines, répressions tatillonnes est utile et bienfaisant, en tout cas le plus souvent.
Diminuer les interdits, c’est augmenter les libertés – personne ne le conteste. Mais ce n’est pas cela que dit l’impératif en question, qui ne préconise pas de diminuer les interdits, mais qui décrète leur complète annulation. Il ne suggère pas d’être souple dans leur application, mais bien de les éradiquer. Bref, il décide que tous les interdits sont frappés d’interdiction.
Or pareille universalité, si on envisageait un instant qu’elle se mît réellement en œuvre, déboucherait aussitôt sur une barbarie destructrice. S’il devenait interdit d’interdire le meurtre, l’inceste, le harcèlement, les violences, les coups arbitraires, les injures, les humiliations et les tortures… alors le monde ne serait plus humain ni vivable. Il se transformerait inélutablement en pur rapport de forces, où ne survivraient que les plus durs, où ne domineraient que les plus cruels.
Ne rien interdire du tout, c’est en finir avec la loi, celle du droit aussi bien que celle de l’éthique. Or il n’y a de monde humain, et de liberté possible, qu’en raison de quelques puissants interdits fondateurs. Le rêve d’un monde absolument sans interdit n’a rien d’un paradis. Ce serait un cauchemar, qui renverrait l’humanité au chaos et à la destruction. Au triomphe des forts et à l’écrasement plus faibles, donc au résultat exactement inverse à celui qu’un mouvement d’émancipation doit viser.
Toute l’ambiguïté de mai 68 se résume peut-être là. Secouer de vieilles pesanteurs était fort utile, mais on fit pour y parvenir l’éloge inconsidéré de la transgression permanente et généralisée – ce qui était fort stupide et, à terme, fort dommageable. Dire qu’il est interdit d’interdire… ça devrait être interdit !