Cerveau social : solidaire et méchant
Dans la famille « scientifiques trublions », Jean-Didier Vincent occupe de longue date une place de choix. Côté science, ce biologiste a multiplié fonctions et distinctions : professeur de physiologie à la faculté de médecine de Bordeaux, chercheur en neurobiologie des comportements, titulaire d’une chaire de neuro-endocrinologie à Paris XI, directeur d’un institut du CNRS… Membre de l’Académie des Sciences, lauréat de plusieurs prix, médaillé ici et ailleurs, il a eu tout ce qu’il faut pour imposer un profil respectable, un rien guindé.
Mais non. Il ne peut s’empêcher de jouer les perturbateurs, de prendre la plume, en moraliste autant qu’en neurologue, pour parler de nos travers et de nos pulsions, ou de créer, dans les médias, quelques remous. Il y prend un malin plaisir, et ses lecteurs y trouvent un plaisir malin.
Biologie des passions (Odile Jacob, 1986) a fait connaître ce savant énergumène, capable d’entrecroiser Roméo et dopamine, sérotonine et sérénité – sans jamais réduire pour autant l’amour, la colère ou la création artistique à des pures et simples mécaniques hormonales. Une trentaine d’années et une vingtaine de livres plus tard, le voilà qui récidive, chez le même éditeur, avec Biologie du pouvoir, libre essai qui tresse de multiples fils et aborde une foule de questions. On y rencontre en effet, pêle-mêle, becs de poulet et Rousseau, chimpanzés et neurones-miroir, ocytonine et Aztèques, GAFA et Hobbes… par exemple. Car Marie-Antoinette, Gunther Anders, Elisée Reclus, Michel Foucault et quantité d’autres sont aussi du voyage. Pareil inventaire suggère l’aspect baroque de ce joyeux périple. Il ne dit pas sa cohérence. La voici.
Pourquoi obéit-on ? Question centrale du pouvoir. Le biologiste a des éléments de réponse – son projet n’étant pas de ramener toutes les structures sociales aux processus cérébraux. Le réductionnisme n’est pas le style de Jean-Didier Vincent. Et il sait combien la « sociobiologie » d’Edward Wilson (1975) et sa conception sommaire de la dominance ont permis de cautionner des discours politiques réactionnaires. C’est pourquoi il insiste sur le rôle crucial et complexe que joue, dans la construction des systèmes de pouvoir, ce qu’il nomme le « cerveau social ». Comme celui des grands primates, mais plus intensément encore, le cerveau de chaque représentant de l’espèce humaine a besoin des autres, de la solidarité et des échanges avec ses semblables pour se développer et se situer. On survit mieux ensemble.
L’empathie est ainsi le comportement fondateur du cerveau social. Cette capacité à éprouver et partager les émotions des autres se tient, pour le meilleur, au cœur de la genèse des pouvoirs. S’il n’y avait qu’elle, la face du monde serait différente. Mais ce lien humain fondateur, ce « plaisir de coopérer » qui engendre la bienveillance se heurtent au mal : cruauté, joie méchante, jouissance de torturer et d’écraser. Plus sophistiqués que toute autre espèce dans leurs comportements solidaires, les animaux humains le sont aussi dans leurs meurtres. Sacrifices sanglants, iniquités, destructions sont leur signe distinctif.
Mais pour quel avantage évolutif, cette fois ? « On en est encore à rechercher la valeur adaptative du mal », souligne Jean-Didier Vincent. Voilà une parole de savant sage, qui admet ne pas tout savoir. Moraliste, décidément.
BIOLOGIE DU POUVOIR
de Jean-Didier Vincent
Odile Jacob, « Sciences », 270 p., 23 €