Une nouvelle idée de l’Europe est-elle possible ?
L’Europe en crise, ce n’est pas une nouveauté. Malgré tout, avec l’affaiblissement d’Angela Merkel et la phase d’incertitude politique où l’Allemagne vient d’entrer, c’est désormais une évidence incontournable. Car cette fêlure s’ajoute et se combine à quantité d’autres, signalées par les victoires des eurosceptiques, la montée régulière des populismes. Brexit, inquiétudes suscitées par la Pologne ou la Hongrie, accroissement des souverainismes en sont autant d’indices parmi cent d’autres. Derrière ces crispations politiques, il ne suffit pas de chercher des difficultés économiques ou sociales, de parler de bureaucratie ou de migrants. Bien sûr, ces facteurs existent et convergent. Mais il semble pourtant que ce qui paralyse aujourd’hui l’Europe est avant tout une crise philosophique.
Car l’Europe est d’abord une idée. C’est pourquoi elle « ne vivra que par l’idée que nous nous en faisons », comme l’a rappelé le président Macron, à la Sorbonne, le 26 septembre, dans son discours sur la refondation de l’Europe. La difficulté, c’est que plus personne ne paraît avoir une idée « claire et distincte », comme aurait dit Descartes, de ce qu’est l’Europe ni de ce qu’elle doit être. Devenue de plus en plus flou, son horizon ne mobilise plus, n’exalte pas. Aujourd’hui, l’idée européenne paraît trop souvent terne, lointaine, ou même obsolète. Incapable, en tout cas, de parler aux imaginations et de soulever les cœurs. Pour devenir à nouveau désirable, l’idée de l’Europe doit se réinventer. Mais est-ce possible ?
Pour avancer, on ne saurait faire l’impasse sur la généalogie. L’histoire philosophique du projet européen passe principalement par la réflexion des penseurs des Lumières sur la paix et sa durabilité. Un des pionniers fut l’abbé de Saint-Pierre, en 1713, avec son Projet pour rendre la Paix perpétuelle en Europe. Rousseau le commenta, complétant certaines de ses propositions. Kant, en 1795, en reprend l’essentiel, en l’approfondissant, dans son opuscule Vers la Paix perpétuelle. Les deux guerres du XXe siècle ont conduit à la volonté d’édifier concrètement la paix par une organisation supra-étatique. L’idée parut même enthousiasmante, durant la première construction de la Communauté, au fil des décennies 1950-60. Elle s’est ensuite peu à peu éteinte, affadie par les routines, estompée par les négociations, les réglementations, la multiplication des Etats-membres Des voix de philosophes, notamment celle de Jürgen Habermas, crièrent dans le désert qu’il fallait repolitiser le projet, inscrire le débat démocratique au coeur du processus.
Aujourd’hui, est-il possible d’y voir clair ? Qu’est-ce qui définit au juste l’idée de l’Europe ? La paix ? La sécurité ? Le développement économique ? La disparition progressive des frontières et des Etats ? Le respect des droits individuels ? Le fait de vouloir rendre le monde plus humain ? Ou bien serait-ce une forme d’alliage de ces thèmes et de quelques autres ? Mais dans quelle proportion, reliés par quelle idée unificatrice ?
Il est devenu urgent de tout remettre à plat, de tenter de réélaborer en profondeur l’idée même de l’Europe. J’ignore si cela est réalisable ou non, mais c’est pourtant le seul moyen de définir l’avenir que nous voulons, le sens que nous donnons à nos actes, de retrouver le goût que nous avons perdu pour cette œuvre qui nous rassemble, « nous autres Européens », pour parler comme Nietzsche. Dans cette perspective, il faudrait sortir des interminables débats « pour » ou « contre » l’Europe, et ouvrir à la place de vraies confrontations entre les analyses et projets, pas forcément semblables, de tous ceux qui persistent à vouloir bâtir une unité européenne.
Pareille élucidation constitue une tâche philosophique. Elle n’est pas réservée aux philosophes, cela va sans dire. Tenter de réinventer l’idée de l’Europe, à tout le moins essayer vraiment de le faire, ce ne peut être le travail d’un seul, ni même la tâche d’une brochette de penseurs. C’est un effort qui requiert de multiples intellectuels – historiens, sociologues, politologues et tutti quanti. On pourrait imaginer qu’il y ait là matière à une initiative française. L’histoire moderne, depuis l’Age classique, a fait de notre pays une terre propice aux idées, porteuse d’universel, de valeurs et de débats. Ces derniers temps l’ont un peu oublié, mais rien n’interdit de s’en souvenir. On peut toujours rêver. C’est aussi en rêvant que se construit l’Europe.