Est-on responsable de son malheur ?
« Pauvre comme Job », tout le monde connaît l’expression. Usuellement, on sait que la formule est liée à un récit biblique. Il est déjà plus rare d’avoir lu le texte. Et il n’y a plus grand monde quand il s’agit de prendre toute la mesure des questions philosophiques soulevées par les affres de Job, leur évolution, leur subtilité. Au départ, l’histoire commence bien. Un homme pieux, « simple et droit », se réjouit de son bonheur. Il a tout : grande famille (dix enfants, sept fils et trois filles), vaste fortune (notamment 7000 ovins, 3000 chameaux, 500 ânesses…), ample domesticité. Du jour au lendemain, il perd tout : ses enfants périssent dans divers accidents simultanés, ses biens sont détruits, les animaux tués ou brûlés. Il se retrouve nu comme au premier jour. Et pour que son malheur soit complet, une grave maladie de peau le ronge.
Pourquoi ? Qu’ai-je fait, que n’ai-je pas fait, qui me vaut cette souffrance ? Ces questions taraudent Job, dont la figure incarne, depuis des millénaires, le malheur absolu, celui qui foudroie un homme juste, sans raison apparente. S’interroger en sa compagnie conduit évidemment à mettre Dieu en examen. En effet, soit c’est bien Dieu qui inflige ce malheur extrême à un innocent, en ce cas il est cruel. Soit ce n’est pas Dieu qui cause ces tourments et il se révèle impuissant, incapable de protéger le juste d’un sort injuste. Depuis des millénaires, d’innombrables commentaires ont creusé ces interrogations, exploré leurs ramifications multiples.
Dix années de travail, de recherches méthodiques et de méditations personnelles ont été nécessaires à Isabelle Cohen pour aboutir à ce livre, qui constituera désormais une référence. Sous le titre Un monde à réparer, elle propose une nouvelle traduction du Livre de Job à partir de l’hébreu, assortie de commentaires savants et éclairants, et d’un essai sur la portée, philosophique et spirituelle, de cette dramaturgie métaphysique. Il convient en effet d’être attentif à la progression de ce « conte pour adultes ». Terrassé par le malheur, l’homme se tourne d’abord vers ses amis, qui s’efforcent de lui faire voir sa responsabilité. Il n’est sans doute pas pour rien dans le sort qui le frappe. « Examine bien ta conduite, tes intentions, tu verras tes fautes », disent-ils en substance. Derrière leurs argumentations, une théorie de la rétribution est à l’œuvre.
Si j’ai tout perdu, c’est donc à cause de mes fautes. Telle devrait être la conclusion, mais elle se révèle intenable. Si j’avais tout, était-ce vraiment à cause de mes actes, de mon travail, de ma valeur ? Ceux que le malheur ne frappent pas ne sont ni innocents ni meilleurs… Alors ? En dialoguant ensuite avec un prophète, puis avec Dieu lui-même, Job va se délivrer des illusions de la rétribution. Les épreuves qu’il a traversées lui permettent d’accéder à un autre point de vue, un « niveau de conscience supérieur », dit Isabelle Cohen. Finalement, il entrevoit que sa souffrance absurde est inséparable de sa liberté d’homme, de sa responsabilité dans la construction et la réparation du monde.
L’histoire de Job se termine bien, en apparence : il retrouve ses troupeaux, deux fois plus nombreux. Il a de nouveau des enfants. Mais ce ne sont évidemment pas les mêmes. Les morts ne reviennent pas, les souffrances passées se réparent sans disparaître. Conscience, liberté, lucidité, responsabilité sont à ce prix.
UN MONDE A RÉPARER
Le livre de Job
Nouvelle traduction commentée suivie d’un essai
d’Isabelle Cohen
Préface du Grand Rabbin de France Haïm Korsia
Albin Michel, 654 p., 24 €