L’homme, animal très particulier…
La cause est entendue : nous sommes des animaux. Notre physiologie est celle des mammifères. Notre psychologie, celle des primates. Notre socialité, notre éthique, notre technique, notre communication sont celles des grands singes – amplifiées ou transformées, certes, mais pas disjointes. Chaque trait de l’humain est ainsi compris, désormais, comme prolongement d’un comportement animal. Cette proximité est aujourd’hui partout soulignée, partout célébrée. Elle a pour elle l’évidence scientifique : impossible, depuis Darwin, d’écarter la continuité de l’animal à l’humain. Impossible également, parmi les évidences philosophiques cette fois, de restaurer le dualisme de l’âme et du corps, la supériorité radicale de l’humain, sa position centrale et dominatrice.
Et si ce n’était qu’une pensée paresseuse ? Une facilité, voire une pente idéologique, plutôt qu’un examen, exigeant et sensé de notre situation anthropologique et de ses spécificités profondes ? Telles sont les questions qu’examine le philosophe Etienne Bimbenet. Spécialiste de Merleau-Ponty, ce maître de conférences à l’université Jean-Moulin Lyon III approfondit, dans Le complexe des trois singes, les analyses entamées avec L’animal que je ne suis plus (Gallimard, Folio-essais, 2011). Il attaque intelligemment ce « zoocentrisme » qui place systématiquement « au centre de notre humanité, l’animalité ». On voit déjà se lever les objections et les défiances. Il les connaît toutes, les déjoue habilement, et propose une analyse plus intéressante.
Sur le registre scientifique, sa critique souligne que le zoocentrisme dominant s’appuie sur la biologie – nos 98 %, et plus, de gênes communs avec les chimpanzés – en négligeant les sciences humaines. Comme si la linguistique, l’économie, l’histoire, etc. n’avaient rien à dire des particularités très singulières des animaux humains ! Etienne Bimbenet désamorce aussi ce mauvais procès en soupçon de maltraitance, vite intenté à ceux qui suggèrent l’existence de différences majeures entre nous et les animaux. Il est parfaitement possible de souligner un « propre de l’homme » sans devenir pour autant le bourreau des autres vivants.
D’où ce titre, Le complexe des trois singes, énigmatique au premier abord. Il fait référence au fameux « ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire » attribué à Confucius et représenté par la suite, au Japon surtout, par trois singes ayant respectivement les mains sur les oreilles, les yeux et la bouche. Il s’agit, pour le zoocentrisme selon Bimbenet, de ne rien entendre des sciences humaines, de ne rien dire qui pourrait nuire aux vies animales, de ne rien voir de ce qui est proprement humain. Voilà qui ne définit pas une sagesse, mais un pli de la pensée. Et ouvre une tâche intellectuelle.
Pas question, en effet, de nier que nous avons été des animaux. Le vrai défi consiste à prendre en compte et à expliquer nos particularités, en mesurant combien l’univers où nous vivons – constitué notamment de conventions, de travail collectif, de paroles, d’écriture, de valeurs partagées, de croyances opposées… – est sans commune mesure avec celui de l’animalité dont nous provenons. Comprendre comment s’est produit la rupture, sans restaurer pour autant les vieux mythes, sans traiter les bêtes comme des choses, voilà la difficulté. Etienne Bimbenet l’affronte, de manière cohérente et convaincante, dans la seconde partie de cet essai, qui mérite de faire date.
LE COMPLEXE DES TROIS SINGES
Essai sur l’animalité humaine
d’Etienne Bimbenet
Seuil, « L’ordre philosophique », 350 p., 22,50 €