Traces d’un dinosaure spirituel
Qui, aujourd’hui, en France, s’intéresse à Hermann Hesse ? Je ne sais pas. Mais j’imagine qu’il n’y a pas foule. Prix Nobel de littérature en 1946, l’auteur de Siddhartha (1922), Le Loup des Steppes (1927), Le jeu des perles de verre (1943) n’est sans doute pas totalement oublié. Mais il figure parmi ces auteurs d’anthologie qu’on connaît sans les lire. On admire ou déteste leur statue, plutôt que leurs œuvres réelles – faute de les fréquenter. Il y a du dinosaure, chez ce fils de missionnaires protestants, né dans l’ancien royaume de Wurtemberg en 1877, mort en Suisse en 1962, à 85 ans. Au premier regard, tout l’éloigne du XXIe siècle. Sa formation, sa sensibilité, ses centres d’intérêt, son style même paraissent avoir quelque chose de lointain.
Et pourtant ! Il suffit d’ouvrir ce recueil pour être saisi par une proximité étonnante et simple. Quand il décrit deux hommes dans le train, les bêtes banalités qu’ils échangent, l’épaisse croûte de conventions et de préjugés qui les empêche de se parler en vérité, sous prétexte qu’ils ne se connaissent pas, on n’est pas en 1917, mais aussi bien en 2017. Ce qui émeut Hesse nous parle également. Ce n’est pas daté. Ce sont la paralysie des âmes, la vitrification des sentiments les plus authentiques, le gel des regards. Tenter de défaire cette cuirasse de routine indifférente, c’est le premier pas de son expérience spirituelle.
Elle l’a conduit à être un homme de foi sans église et sans dogme. « Une religion en vaut une autre », dit-il, car chacune d’elles peut conduire soit à la sagesse soit au fanatisme. Ce qu’il appelle sa foi, sa croyance (Glaube) n’est pas une doctrine. C’est une attitude existentielle. Elle ne le convainc, en fin de compte, que de deux choses. Conviction un : « la vie a un sens », si absurde qu’elle puisse paraître. Conviction deux : « le monde est un tout », si divisé et si multiple qu’il semble. Il va de soi que ces deux convictions sont comme recto et verso d’une feuille de papier : pas de sens sans unité, pas d’unité sans sens. Mais l’énigme du périple demeure, quel que soit le siècle, la tradition, le maître…
De l’Allemagne à l’Inde, de Luther au Bouddha, de la mystique chrétienne à la sagesse chinoise, Hermann Hesse n’a cessé de voyager entre les textes, les cultures, les intuitions. Sans vouloir les synthétiser, ni les contrôler. Pour en éprouver au contraire les contrastes et la complémentarité. Les divers textes aujourd’hui traduits en français, rassemblés par son éditeur et ami Siegfried Unseld dans un volume publié en en 1971 en Allemagne, s’échelonnent de 1917 à 1955. On y découvre, pêle-mêle, articles de revue, poèmes, extraits de correspondances… mais on ne sera pas surpris, conformément à la conviction centrale de Hesse, que cette diversité fasse un tout, et que ce tout ait un sens.
On pourra donc ouvrir le livre n’importe où, et voir que ça sonne juste. Comme ce fragment, datant de 1955 : « Il ne s’agit plus aujourd’hui de convertir les Japonais au christianisme, les Européens au bouddhisme ou au taoïsme. Nous ne devons et ne voulons pas convertir et être convertis, mais nous voulons ouvrir et élargir notre horizon : nous ne considérons plus la sagesse occidentale et la sagesse orientale comme des puissances ennemies se faisant la guerre, mais comme des pôles entre lesquels oscille une vie féconde. » Ce qui conduit évidemment à se demander si c’est un dinosaure, un contemporain ou un précurseur.
LA FOI TELLE QUE JE L’ENTENDS
(Meine Glaube)
de Hermann Hesse
Edition et postface de Siegfried Unseld
Traduit de l’allemand par Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson
La Coopérative, 206 p., 19 €