Un inconnu nommé Platon
C’est simple : aucun penseur au monde ne lui est comparable. Platon n’a pas seulement laissé une œuvre littéraire époustouflante, inventé les règles du jeu philosophique, jeté les bases de la métaphysique et de la science, développé une théorie politique qui a traversé les millénaires. Il a fondé, avec l’Académie, une sorte d’université antique qui lui survivra plusieurs siècles et inspira des écoles de pensée successives. Il a été lu, commenté, scruté en tous sens, par les Anciens, les Pères de l’Eglise, les penseurs arabes, les humanistes de la Renaissance, les utopistes du XIXe siècles, les philologues contemporains. Tout le monde connaît au moins son nom, et la plupart des lycéens ont fréquenté un jour ou l’autre quelques passages incontournables.
Dès lors, dire qu’il est inconnu a tout l’air d’une provocation gratuite. Inconnu, Platon ? Allons donc ! Les bibliothèques regorgent d’introductions, de présentations, mais aussi de thèses et de d’articles savants qui lui sont consacrés. Et cela dure depuis des générations. On a fait de lui, tour à tour ou tout ensemble, l’inventeur du dualisme, du communisme, de l’eugénisme. On l’a porté aux nues, traîné dans la boue. Ignoré, pas vraiment… Et pourtant, dans ce Platon – premier titre d’une nouvelle collection, « Qui es-tu ? », dirigée aux éditions du Cerf par Catherine Golliau, – Luc Brisson montre combien sont nombreux les points d’interrogation et les questions en suspens, sans doute à jamais.
En effet, dès qu’on quitte les questions de cours et les propos habituels sur le platonisme, ses piliers et leur contestation, alors on se retrouve vite dans l’embarras. La vie de Platon, par exemple, demeure sur bien des points énigmatique. A-t-il ou non voyagé, comme on l’a dit, en Egypte et en Perse ? A-t-il combattu avec l’armée athénienne ? Quelles furent ses amours, et qui furent ses amant(e)s ? Par qui, Socrate mis à part, a-t-il été formé, ou simplement influencé ? A ces questions, et à quelques autres, il n’existe en fait aucune réponse sûre et certaine. Luc Brisson rappelle les faits ou les hypothèses, montre les illusions et les incertitudes. Et met à nu notre ignorance.
Cet expert est sans doute, aujourd’hui, en France, le plus compétent de tous pour mener à bien pareil exercice. Chercheur au CNRS, Luc Brisson a en effet traduit de nombreux dialogues de Platon, a dirigé durant plus de vingt ans la nouvelle édition de ses Œuvres complètes (GF-Flammarion) et lui a consacré plusieurs livres et de multiples études. De Platon, rien ou presque, ne lui est étranger. On se trouve donc en confiance quand il souligne les lacunes de nos connaissances et les singularités méconnues de Platon, qui sont loin de toutes concerner sa biographie.
Car la liste des interrogations sans réponse relatives à l’œuvre n’est pas moins fournie. Par exemple : Platon a-t-il ou n’a-t-il pas doctrine secrète, d’enseignement réservé aux initiés, et comment s’en assurer ? Méprise-t-il ou non le monde sensible ? Et le corps ? Et la religion de ses contemporains ? Sur ces différents registres, pas plus de certitude que sur les autres. Les querelles d’interprétations débouchent elles aussi sur des points d’interrogation. La mise au point, fondée sur un grand savoir, mais accessible et vivante, ne laisse dans l’ombre aucun des thèmes essentiels.
PLATON
L’écrivain qui inventa la philosophie
de Luc Brisson
Cerf, « Qui es-tu ? », 298 p., 15 €