Paradoxes de l’humiliation
Les mots peuvent blesser plus gravement que des armes. Le rappeler est banal. Il est déjà moins trivial d’en indiquer la cause : toute humiliation, souvent pire que les coups, procède de l’univers des signes. Ce qui vexe, rabaisse, offense la dignité humaine ne se donc tient jamais « simplement » dans le monde physique. Le symbolique s’y taille la part du lion, si l’on ose dire. C’est bien parce le monde humain est tout entier tramé de signes, tissé de codes, que l’humiliation est toujours d’un autre ordre que les blessures organiques. L’offense peut s’ajouter aux mauvais traitements, se combiner aux coups, elle ne saurait se confondre avec eux. Enfin, tout se complique, et cesse alors totalement d’être trivial, lorsque le refus de l’humiliation, sa réprobation, le dégoût qu’elle suscite entrent en tension avec une religion qui a fait de l’humilité la qualité suprême, la vertu divine par excellence. Or le Moyen Âge, explique Michel Zink en grand connaisseur, vit intensément cette ambivalence. Et nous en avons hérité, fût-ce à notre insu.
On objectera aussitôt, et à juste titre, qu’humiliation et humilité ne se confondent pas. La première est subie et honteuse, la seconde est choisie et vertueuse. Ce n’est certes pas faux. Mais en rester là conduit à négliger les points communs entre les deux notions. A commencer par l’étymologie : les deux termes dérivent du latin humus, « le sol », « la terre ». Les deux mots désignent identiquement le fait d’être au plus bas, mis à terre. Mais il y a plus. Car on ne saurait oublier combien le ressort interne du christianisme, sa spécificité essentielle, réside dans cette « folie » que constitue l’abaissement de Dieu dans l’incarnation. C’est exactement là que s’opère, pour la pensée médiévale, la continuité profonde entre humilité et humiliation : parce que Dieu incarné se veut le plus humble de tous, le Christ en vient à s’exposer aux crachats, aux quolibets, à toutes les mises à terre. Le plus abaissé devient ainsi le plus glorieux. L’apôtre Paul, souligne Michel Zink, a placé au centre de ses épitres cette dialectique de « retournement de la faiblesse à la force et de l’humiliation à la glorification »
Pareille perspective était totalement étrangère au monde antique, rappelle le grand médiéviste. Le monde médiéval, lui, se trouve pris entre deux feux. L’humiliation est à la fois ce qu’il y a de plus de détestable – aux yeux des chevaliers, des codes d’honneur, des hiérarchies symboliques… – et ce qu’il y a de plus valorisé, de plus mystérieusement divin dans l’optique chrétienne. Cette tension majeure, l’historien en éclaire les variations nombreuses dans les romans, récits, épopées et poèmes. Il examine minutieusement leurs répercussions chez diverses figures d’humbles-humiliés, – amoureux, fous, pauvres, malades, vieillards…
Cette étude savante, mais d’une lecture très fluide, passionnante pour qui s’intéresse à l’histoire du Moyen Âge, possède un intense intérêt philosophique. Elle contribue à ce que Nietzsche nommait « l’histoire des sentiments », et débouche sur une méditation concernant notre présent et nos attitudes. Même si nous nous croyons déchristianisés, il subsiste aujourd’hui quantité de traces de ces paradoxes de l’humiliation. Nous continuons à ne pas supporter de voir les humains humiliés – corps meurtris, droits déniés, dignité bafouée – tout en persistant, plus ou moins, à imaginer que pareille horreur puisse recéler une forme de grandeur.
L’HUMILIATION, LE MOYEN ÂGE ET NOUS
de Michel Zink
Albin Michel, 268 p., 20 €