Ces erreurs de soins qui nous tuent
Chaque jour, toutes les heures, les médicaments sauvent des vies, les améliorent, les prolongent… Sans leur sophistication croissante, la médecine n’aurait pas accompli, ces derniers temps, de nouveaux pas de géant. Il ne s’agit donc pas de rêver d’un retour en arrière, de cultiver la nostalgie des recettes d’Hippocrate, de Galien, d’Ambroise Paré. Malgré tout, rien n’est simple. Interactions des traitements, multiplication des molécules nouvelles, prescriptions multiples, complexes, personnalisées à l’infini ouvrent aussi la voie à des erreurs multiples, aux conséquences graves, voire mortelles. Voilà des morts dont on ne parle pas, ou si peu. Pourtant, dans les hôpitaux, les cliniques, les établissements pour personnes âgées, les meilleurs experts estiment le bilan de ces erreurs à un millier de décès par an !
Vous avez bien lu : un millier de morts chaque année. Soit environ le tiers des accidents de la route. Ou bien trois morts par jour. Ou encore, depuis le début du siècle, une petite ville rayée de la carte. A quoi s’ajoutent les 10 à 20 000 accidents médicamenteux qui se soldent « seulement » par un gros malaise, ou quelques jours d’hôpital supplémentaires… La faute à qui ? Aux humains, tout bêtement. Pas question toutefois d’accuser les personnels de santé : leur attention, leur dévouement, leur conscience professionnelle sont généralement irréprochables. Mais leurs journées sont longues, les patients nombreux, les prescriptions multiples, les comprimés semblables… et tous les individus, par définition, faillibles. Sur les dizaines millions de gélules à répartir quotidiennement dans des cases en plastique, il est à peu près inévitable que des erreurs se glissent, malgré la vigilance des médecins, des infirmiers, des aide-soignants.
Malgré tout, il n’existe aucune raison de se résigner. S’applique ici ce vieil adage : « se tromper est humain, persévérer est diabolique ». On l’attribue à Sénèque, où il ne figure pas, mais Cicéron disait en substance la même chose : tout le monde commet des erreurs, seuls les insensés persistent. Or, en l’occurrence, des solutions efficaces existent, techniques ou humaines. Les meilleures sont numériques : un code-barre sur le lit du malade permet d’automatiser le pilulier, et des logiciels d’aide à la préparation des doses existent. C’est ce qu’explique, depuis des années, François Pesty, expert en administration des médicaments en milieu hospitalier, qui n’a cessé d’alerter sur ces questions. Moins coûteuse, et facile à mettre en place, la « conciliation médicamenteuse » obligerait à pointer le détail des traitements prescrits à chaque entrée et sortie d’un service, à chaque transfert d’un patient, etc. Expérimentée de façon restreinte en 2009, cette méthode a montré son efficacité. Elle n’a pas été retenue par les institutions. Pas plus que les solutions informatiques ne figurent dans la récente loi Touraine.
Car la décision dépend évidemment de choix politiques. Et une politique de santé n’est pas simplement affaire de budget et de remboursement des soins, mais aussi d’attention aux personnes, de règles communes pour préserver des vies. Avant d’assurer aux citoyens des emplois, des allocations chômage, des retraites ou un quelconque revenu universel, il faudrait leur garantir, autant que faire se peut, de ne pas mourir sans raison. Or cette question (comment préserver des vies ?), à la fois première et centrale, se trouve curieusement absente de la campagne présidentielle. On parle des moyens d’éviter les attentats terroristes, et à juste titre. Mais on ne dit rien, et à tort, de toutes les existences à sauvegarder de menaces mortelles moins visibles et plus courantes.
Il y a en fait des morts visibles, dont on parle (tués par fait de guerre, d’homicide, de circulation routière, de catastrophe naturelles…) et des morts qu’on ne voit pas (assassinés sans bruit par l’alcool, la drogue, la malbouffe, les particules fines…). Imaginons un instant que sauver des vies humaines devienne l’objectif numéro un des politiques publiques. Ce qui changerait ? Presque tout… Les protocoles seraient différents dans le système de santé, mais aussi l’organisation du travail, des transports, de l’alimentation. La question de fond n’est pas la médecine, dont le but demeure, d’Hippocrate à nos jours, d’abord de ne pas nuire, ensuite de choisir la vie. La question est de savoir si la politique choisit la vie, et s’en soucie vraiment. Ou bien la sacrifie, à la première occasion venue, à d’autres objectifs, jugés plus valeureux, plus décisifs.