La politique comme un château de cartes
Encore un chambardement spectaculaire, encore un coup de théâtre, encore un renversement de situation ! Après la sortie de scène des principaux favoris et têtes d’affiche, l’explosion en vol de la candidature de François Fillon va-t-elle devenir, contre toute attente, seulement turbulence et trou d’air ? En tout cas, les cartes des élections présidentielles sont une nouvelle fois redistribuées. D’autres accidents majeurs, naguère, ont changé la donne. Mutatis mutandis, l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn produisit une sidération analogue. Pourtant, cette fois, sur fond de marasme français, de montée des exaspérations et des colères, de mutation du paysage européen, il est difficile de se déprendre de cette impression : l’incertitude est totale, la fragilité politique extrême. Comme dans une série télévisée à rebondissements, les trajectoires bifurquent. Vite échafaudés, les plans s’écroulent plus vite encore.
L’image du château de cartes semble pertinente. Artificiel et fragile, il peut s’effondrer au moindre souffle. Cette représentation de la politique, la série américaine House of Cards a su l’incarner avec autant de précision sordide que de talent. Il faut toutefois souligner combien, dans le scénario des différentes saisons, la puissance effective des Etats-Unis – financière, économique, militaire – reste intacte, quelles que soient les malversations de Franck et de Claire Underwood. La version française actuelle du château de cartes est plus préoccupante. Parce qu’il s’agit de situations réelles, évidemment, mais surtout parce que l’avenir du pays se trouve engagé dans ces manipulations de cartes truquées, biseautées, superposées les unes sur les autres dans un porte à faux périlleux. Une chiquenaude, l’édifice se retrouve à terre, éparpillé. Et les citoyens n’en sont que plus las, plus inquiets, plus irrités. Ce qui constitue la pire des situations au moment où toutes les tensions s’aiguisent.
Plus qu’une simple métaphore, le château de cartes, vu autrement, pourrait fournir un modèle pour comprendre la démocratie. Autrefois, la politique se construisait de haut en bas, à partir du sommet. La monarchie de droit divin imaginait ainsi que ses racines descendaient du ciel. Bien avant, la Cité juste de Platon, celle de La République, plaçait dans le ciel des Idées sa justification éternelle. Bien plus tard, chez Lénine, la théorie censée exposée les lois de l’histoire surplombe encore la construction des stratégies politique. Au contraire, pour bâtir un château de cartes, il faut partir d’en bas, monter peu à peu, tâtonner, inventer le bon équilibre. Chaque étage supplémentaire, chaque élément nouveau met en péril la solidité de l’ensemble. Cette progression incertaine, de bas en haut, évoque la singularité des démocraties : la vie collective n’y obéit à aucun schéma préexistant, à aucun ordre préétabli. Elle s’édifie petit à petit, de manière toujours instable, toujours exposée à l’effondrement.
L’éloge du château de cartes comme modèle politique n’est donc pas impossible. Il s’appuierait sur l’existence d’édifices de carton précaires mais raisonnables, équilibrés, géométriques. Un ingénieur de Harvard, Bryan Berg, consacre son existence à en construire dans le monde entier, créant d’étonnants paysages urbains, avec Tour Eiffel et immeubles, gratte-ciels et prouesses record. Si l’on prenait les choses au pied de la lettre, cet impeccable architecte de monuments improbables ferait un excellent Président de la République. Il sait en effet bâtir des exploits avec trois fois rien, ajuster avec minutie les impondérables et rendre stable ce qui devrait tomber.
A moins que l’édifice de papier ne soit un modèle trompeur, parce que statique. Car la politique n’est pas l’architecture, même si depuis toujours elle rêve de l’être. Elle n’a pas pour but des constructions fixes, même fragiles. Elle est faite au contraire de rapports de force, de guerres de mouvement et non de position. Son action se caractérise, de manière dynamique, par des alliances, des renversements, des ruses. Avec les cartes, la politique joue. Elle les tire, les distribue. Elle mène des parties de poker menteur, des batailles, parfois des jeux solitaires et des réussites. Il lui arrive d’inventer de nouvelles donnes, des règles inédites, des jeux inconnus. Mais elle ne construit pas de châteaux. Finalement, l’incertitude fait partie du jeu.
- Le site de Bryan Berg, cardstacker.com, en donne un aperçu.