Et si la philo était un grand zoo ?
Où donc voit-on cohabiter, de A à Z, des abeilles et des zèbres ? Où dénicher une étrange cohorte animalière, rassemblant, entre autres, bigorneau, canard-lapin et lézard ? Quelle discipline convoque allègrement la mouche, la tique et le taon, mais n’oublie ni l’orang-outan ni la girafe ? La philosophie, tout simplement. Pas pour étudier ces espèces, on s’en doute. Encore moins pour en parquer des spécimens, cela va de soi. Alors… pour quoi au juste ? Seulement pour trouver, dans ces représentations animalières, des exemples, des métaphores, des illustrations de ses propos ? Certes, mais plus encore. En fait, les figures animales qui peuplent les discours philosophiques, de l’Antiquité à nos jours, remplissent des fonctions très diverses. Ici, elles soutiennent une argumentation. Là, elles symbolisent une interrogation. Ailleurs encore, elles viennent semer le trouble dans un paysage excessivement anthropocentré.
Christian Godin a eu la bonne idée « prendre la philosophie par les poils » (et les plumes, les écailles etc.) pour offrir aux lecteurs, avec Le grand bestiaire de la philosophie, un parcours à la fois insolite et instructif. Sans doute n’est-il pas le premier à explorer ainsi la galerie des animaux – graves ou facétieux – qui habitent les œuvres des penseurs, de Platon à Derrida. Mais il s’y adonne avec un vrai bonheur d’écriture et une agréable subtilité. Car ce philosophe ne se contente pas de dresser un catalogue de quelques 68 bestioles allant du ciron (ce tout petit insecte que Pascal a rendu célèbre) à l’éléphant (dont trois spécimens, pas moins, traversent respectivement des pages de Montaigne, de Locke et de Horkheimer). Il relie chaque extrait d’une œuvre où s’ébroue l’animal à une question qui se tient à l’arrière-plan.
Ainsi l’éléphant de Horkheimer, prisonnier d’une piste de cirque, incite-t-il à méditer sur la dénaturation de la vie. Celui de Montaigne, se livrant à des ablutions méditatives au coucher du soleil, porte à s’interroger sur l’éventuelle présence d’un souci religieux chez le pachyderme. Parmi ces animaux conceptuels, certains, particulièrement chez les contemporains, n’ont qu’une existence purement mentale. Le canard-lapin de Wittgenstein, figure spécialement dessinée pour se lire sous deux angles (on y discerne tantôt un canard, tantôt un lapin) est destiné à faire comprendre les ambiguïtés de la perception comme de la pensée. Thomas Nagel, en demandant « quel effet ça fait d’être un chauve-souris ? » s’interroge sur la diversité des mondes perceptifs et leur incommunicabilité. Frederick Dretske, considérant en 1970 les zèbres du zoo, demande ce qui nous permet d’être absolument sûrs que ce ne sont pas des mulets habilement maquillés : vieille démarche sceptique…
Il évident que toutes ces figures n’ont pas le même statut ni la même fonction. Il n’est pas sûr, malgré les arguments déployés par Christian Godin pour justifier la cohérence de ses choix, que ce bestiaire ait une forte cohésion. Mais cela n’a aucune importance, tant est grand le plaisir que l’on prend à y déambuler, en allant des abeilles de Marx (qui ne conçoivent pas le plan de leur ruche avant de la construire, à la différence de l’architecte humain), au lézard de Heidegger (qui ne cherche que la chaleur de la pierre, parce qu’il est « pauvre en monde »). Si on en doutait encore, voilà une confirmation qu’elle se porte bien. Qui ? La philozoophie.
LE GRAND BESTIAIRE DE LA PHILOSOPHIE
de Christian Godin
Cerf, 398 p., 24 €