Eradiquer Daech sans nous renier
Nul ne sait combien de temps durera la bataille de Mossoul. La défaite des djihadistes semble à peu près inéluctable. Mais ils n’auront perdu qu’une bataille, et non la guerre. Quelle que soit l’importance de cette victoire annoncée, chacun sait qu’elle ne mettra aucun point final au cauchemar. Il va se prolonger, et s’accentuer, dans un premier temps. Les fanatiques du Califat ne lâcheront pas leur capitale symbolique sans commettre de nouvelles atrocités. Les attentats, en Europe et ailleurs, vont s’intensifier, en compensation des combats perdus sur le terrain irako-syrien. Il va rester, sur place, quantité de différends entre les vainqueurs, et assez de territoires aux mains des terroristes islamistes – sans compter le Lybie… – pour qu’ils poursuivent leur lutte. Est-il concevable de parvenir, un jour, à éradiquer totalement Daech ?
La question n’est pas seulement militaire. Même si l’on parvenait à exterminer ou à désarmer tous les combattants actuels, d’autres leur succéderont, quelques temps plus tard. Parce qu’à la racine de l’Etat islamique ne se trouve principalement ni un territoire, ni une armée, ni des financements. Ce ne sont là que moyens. La cause la plus puissante n’est pas non plus la pauvreté, l’ignorance ou l’humiliation – elles existent, mais comme facteurs aggravants, pas comme foyer originaire. La vraie source est la résurgence du fanatisme, de la foi devenue monstrueuse, totalitaire et aveugle. Combattre ce fléau est possible, par le biais de l’éducation et de la culture, mais croire le supprimer est illusoire.
Dans le meilleur des cas, il faut compter une ou deux générations pour que le djihadisme actuel devienne peut-être un folklore. Sans disparaître, il finirait par n’être qu’une survivance exotique et marginale, rêvant d’une destruction massive du monde actuel mais impuissante à la mettre en œuvre. A peu près comme aujourd’hui, mutatis mutandis, les réseaux nazis, les groupuscules fascistes, les néobolcheviks. Mais rien ne garantit ce scénario minimaliste. Il se peut que Daech tienne, survive, prospère. Les conditions de son éradication complète n’existent pas. Il faut donc envisager comment vivre, sur le long terme, en menant ce combat.
Ceci nous confronte, en fait, à une apparente contradiction. Parce que deux mouvements contraires sont à combiner : guerre et tolérance, sans négliger l’un ni l’autre. La guerre implique de prendre la mesure du danger constitué par Daech, d’être conscient de sa détermination, de son inhumanité, de sa barbarie. Impossible de raisonner ces terroristes, pas moyen de négocier avec eux. Ils veulent détruire les libertés qui fondent le monde actuel. Nous devons défendre ces libertés, donc détruire ces ennemis, qui se montrent irréductibles, résolus et agressifs. Il nous faut ainsi faire la guerre, sous peine d’être asservis un jour à un dogme totalitaire. Mais il n’est pas question de renier pour autant ce qui fonde notre vie commune. Pas question de cesser d’accepter les différences, de renoncer à construire les moyens de coexister, Nous n’allons pas devenir systématiquement méfiants, soupçonneux, haineux envers ceux qui croient, pensent et vivent autrement. Si nous l’oublions, nous faisons le jeu des fanatiques, qui rêvent de nous dresser les uns contre les autres. Bref, la tolérance est aussi nécessaire que la guerre. Au lieu de les opposer, il faut les combiner.
Ce n’est pas si difficile à concevoir. La clé consiste à se souvenir que la tolérance est nécessairement réciproque. Elle ne peut être unilatérale. Le principe est simple : tolérance envers les tolérants, intolérance envers les intolérants. Il est donc indispensable de vivre avec tous ceux qui ont des croyances et coutumes multiples, dès lors que le principe même de cette vie commune se trouve partagé. Au contraire, dès qu’un groupe, une communauté, une secte, un parti se donne pour projet de soumettre le monde à ses seules règles, il convient de le combattre. Et par les armes, s’il en use. Dans tous les autres cas de figure, malgré des divergences insurmontables ou des disputes continuelles, il reste possible de trouver des compromis, des chemins de coexistence. Peu importe que ce « vivre ensemble » soit parfois rugueux. C’est notre seul bien commun.