Trump-Clinton : sordide, mais éclairant
On le répète à satiété : la campagne présidentielle américaine touche le fond. Emploi, économie, finances publiques, sécurité, géopolitique, rôle des Etats-Unis dans le monde ne sont pratiquement pas abordés. L’affrontement tourne au pugilat, tout sous la ceinture. Les questions deviennent dégradantes : sexuellement, qui est le plus compromis ? Le machiste, accusé d’attouchements et de propos obscènes, traitant les femmes comme des objets ? L’épouse complaisante d’un prétendu violeur en série ? Ou bien son mari, supposé érotomane, volage et prédateur ?… Les observateurs se lamentent, et improvisent sur cet air connu : la démocratie se délite, la bassesse l’emporte, la vulgarité submerge la vie publique, etc. Pourtant, voir les choses autrement est possible.
Il faudrait commencer par envisager l’idée, sans doute étrange au premier égard, que cette sexualisation outrancière de la campagne a un sens, et qu’il est intéressant. Si elle devient présidente des Etats-Unis, ce qui semble dorénavant très probable, Hillary Clinton sera la première femme à occuper cette fonction. Est-il donc si étonnant que surgisse au premier plan, avec violence, la question des relations de pouvoir entre hommes et femmes ? Au lieu d’être seulement le signe d’un avilissement du débat public, la tournure prise par le duel Trump-Clinton doit être considérée aussi comme la mise à nu de la connexion très ancienne, bien plus fondamentale qu’on ne croit, entre sexe et politique. En un sens, tous ceux qui affirment que l’on « touche le fond » ne savent pas si bien dire. Reste à savoir quel est ce « fond ».
Le comportement érotique des puissants n’est pas la meilleure réponse. Sans doute leurs frasques ont-elles toujours fasciné, suscité d’innombrables commentaires. Lisez Suétone, La Vie des douze Césars, les Mémoires de Saint-Simon, ou bien Closer, People et autres, vous verrez aisément que les mêmes rumeurs d’alcôves traversent les siècles, de pharaons en empereurs, de tyrans en vizirs, de monarques en présidents. Pourtant, le vrai problème est plus profond que ces jeux sans fin de l’amour et du pouvoir. Il est archaïque, au sens propre, c’est-à-dire principiel : le premier ancrage du pouvoir est sans doute la domination qu’un sexe exerce sur l’autre.
Certains imaginèrent une très ancienne domination féminine, réprimée puis anéantie, depuis la publication à Stuttgart, en 1861, des mille pages du Droit maternel (Das Mutterecht) par le juriste allemand Johann Jakob Bachofen. Friedrich Engels reconnaitra à cette théorie d’un matriarcat primitif, vaincu et ensuite effacé par le patriarcat, une importance égale à… la théorie darwinienne de l’évolution des espèces ! Malgré tout, il ne s’agit que d’une fable : le pouvoir féminin originaire n’a jamais existé, c’est aujourd’hui bien établi. Mais cette élucubration farfelue eut le mérite d’attirer l’attention sur la dimension sexuelle de toute domination sociale. Le sexisme est apparu peu à peu comme la première figure de la servitude. On a entrevu que le pouvoir s’exerce d’abord, de la part des hommes, sur les femmes – avant de s’exercer sur d’autres hommes.
Une foule d’observations confirment cette connexion profonde entre sexuel et politique. Elle vaut pour quantité de sociétés traditionnelles aussi bien que pour les économies développées, où le droit de vote et la scolarisation ne suppriment ni les « plafonds de verre » ni les disparités de salaires. Elle vaut pour le monde musulman, où les droits des femmes sont moindres que ceux des hommes dans de nombreux domaines cruciaux, de l’héritage à la conduite des affaires. Elle vaut même pour le modèle danois, considéré comme parangon de démocratie : les trente épisodes de la série télévisée Borgen, une femme au pouvoir (2010-2013) montraient comment une « première ministre » se heurte encore frontalement au machisme ordinaire.
Il faudrait donc considérer l’affrontement sordide des candidats américains comme le premier degré de la vérité, au lieu d’y voir le dernier degré de l’abject. Il rappelle ceci : la politique est sexuelle, le pouvoir s’ancre dans les relations hommes-femmes. Ce n’est pas une découverte, mais il semble qu’on ait tendance à l’oublier. S’en souvenir fait envisager la situation tout autrement. Cela ne conduit pas à conclure que les femmes sont « meilleures », ni qu’une présidente fait nécessairement une bonne politique, ni même qu’Hillary Clinton soit une candidate enthousiasmante. Il suffit de noter que le sordide peut aussi être éclairant.