La querelle du genre ne fait que commencer
Voilà relancées les polémiques autour de la théorie du genre. Le Pape, il y a quelques jours, affirmait qu’en France des manuels scolaires propageaient officiellement ses conséquences, jugées dangereuses. La Ministre de l’Education a aussitôt démenti. Mais la reprise des hostilités est annoncée : en attendant une nouvelle mobilisation, dimanche 16 octobre à Paris, de la « Manif pour tous », l’association « Vigigender » dénonce par brochure comme sur Internet les méfaits, réels ou supposés, du concept de genre. A quoi répondent, avec pugnacité, les partisans… de quoi ? De la liberté sexuelle ? De la procréation libre ? De l’égalité des sexes ? Des bons usages du genre ? Tout à la fois, car l’ennui, avec ce débat, c’est l’enchevêtrement des questions et des passions. Y voir clair est indispensable, mais pas toujours aisé.
La question est pourtant cruciale. Il s’agit en effet de comprendre comment se définissent les identités sexuelles, de saisir sur quels fondements elles reposent, ou bien de contester totalement leur existence. De proche en proche, les enjeux se révèlent donc colossaux, car ils concernent directement les rôles sociaux des hommes et des femmes, les mécanismes du désir, les lois relatives au mariage et à la procréation, l’éducation familiale et scolaire, etc. Au lieu d’un problème unique, en tirant les fils, on trouve ainsi un écheveau d’interrogations, reliées mais disparates. Et la confusion des registres devient aisément la norme, entretenue et même intensifiée par l’intensité des convictions des uns et des autres, par les amalgames polémiques, voire par les aveuglements de tous.
Il faut donc revenir en arrière. Au point de départ, une recherche d’inspiration somme toute classique : les relations entre inné et acquis, nature et culture, biologie et société. Sa formulation simple pourrait être : le fait, pour un être humain, de naître mâle ou femelle prescrit-il ses désirs sexuels, sa psychologie, ses aptitudes à telle ou telle fonction sociale ? Si oui, dans quelle mesure ? Si non, quelles sont les conséquences ? Les réponses anciennes étaient linéaires, si l’on peut dire : à chaque conformation sexuelle-biologique correspondait, comme en droite ligne, devoirs spécifiques, capacités propres, comportements adéquats. Aux mâles la chasse, le pouvoir et les guerres, militaires, commerciales ou politiques. Aux femelles le foyer, le maternage, la cuisine… avec mille variantes, évidemment plus élaborées, des génies respectifs attribués au masculin et au féminin, à travers l’histoire et les civilisations.
La pensée contemporaine a défait peu à peu ces liens entre biologie sexuée – mâle ou femelle – et genres culturels, masculin ou féminin. Freud et la psychanalyse ont montré combien le désir humain n’a rien à voir avec l’instinct, et tout à voir avec le langage et la construction du psychisme individuel. Simone de Beauvoir a fait comprendre comment était fabriqué le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient ». Entre le fait d’avoir un vagin et celui de s’habiller en robe rose, nœud de velours dans cheveux longs, pour jouer à la dînette, il y a toute la distance séparant les données biologiques des constructions sociales, culturelles, éducatives.
La déconstruction s’est poursuivie et radicalisée, ces dernières décennies, avec les américaines Judith Butler et Joan Scott, et à leur suite avec quantité d’autres, qui finirent par nier pratiquement l’existence des sexes biologiques. Tout ne serait que fabrication sociale, historique et éducative – dans le désir comme dans les représentations des sexes, dans les identités comme dans les rôles. Le résultat, paradoxal, est alors que les individus – supposés neutres, indéterminés… et tout puissants – sont censés choisir, instant par instant – l’identité fugitive qui leur plaît, sans être contraints par quelque limite que ce soit. Finie la différence des sexes, et les méandres du désir, et la réalité même des corps… Le vieux rêve puritain d’être débarrassé du corps se réalise ainsi par des voies inattendues, comme l’a bien vu la philosophe Bérénice Levet dans un essai marquant (1). La solution est très simple à formuler : il faut expliquer aux enfants que filles et garçons sont à la fois égaux et différents, rappeler aux adultes qu’ils sont libres de leurs choix de vie, sans être aptes à décider de tout – ce qui n’est que pur fantasme. La mise en œuvre est beaucoup moins simple. La querelle a de beaux jours devant elle.
- La théorie du genre ou Le monde rêvé des anges (Grasset, 2014)