Notre débat intime face aux migrants
Calais est un lieu réel, mais aussi un espace symbolique. Sur le versant concret, dans ce périmètre réduit, l’affrontement va croissant entre deux exaspérations. Après avoir fui guerre et misère, traversé la Méditerranée à la barque ou les Carpates à pied, ou même les deux, des humains se retrouvent en train de tenter vainement – cent fois, la nuit, à bout de nerfs et de fatigue – de se frayer un chemin entre clôtures, tunnels et frontières. Ils se crispent, s’exaspèrent, rêvent d’un eldorado illusoire, se heurtent à des réalités qu’ils ne comprennent pas. Autour d’eux, l’exaspération des riverains – mais aussi des forces de l’ordre, de tous ceux qui travaillent ou circulent dans la zone – devient, elle aussi, de plus en plus vive. Et n’est pas moins fondée : entraves à la circulation, dégradations des biens, insécurité permanente, effondrement du commerce mettent les nerfs à vif. Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas de solution visible.
Bien sûr, il y a « le démantèlement ». Promis pour la énième fois, et qui n’ira peut-être pas sans heurts, ni difficultés nouvelles, s’il a lieu. A supposer qu’il réussisse, les exaspérations ne seront que déplacées. Calais, sans doute, redeviendra paisible. Il restera pourtant ce vaste enchevêtrement de questions que provoque l’afflux croissant de migrants. Questions éthiques, politiques, économiques, sociales, logistiques… La longue liste est cent fois dressée, à l’échelle des nations comme à celle de l’Europe. Aucune issue ne se dessine pour autant. Au contraire, au lieu de prendre mesure de cette complexité, on s’efforce trop souvent de la clarifier artificiellement, à grand renfort de clivages simplistes.
Le dispositif est ancien, rustique, mais toujours efficace : composer une histoire opposant « bons » et « méchants ». Pour croire que tout devient clair et net, il suffirait de tracer dans sa tête une rassurante frontière. Elle séparera les bons sédentaires des méchants nomades, les braves civilisés des mauvais barbares, les justes nationaux des étrangers dangereux. Le même dispositif marche également dans l’autre sens. En prenant le parti des migrants, on mettra aussitôt d’un côté les bons pauvres, de l’autre les mauvais nantis. Ici les victimes, là les bourreaux. La frontière distinguera cette fois la bonne humanité souffrante de la mauvaise population égoïste.
Un pas de plus, et l’on aura, de chaque côté de cette ligne imaginaire, des pans de l’opinion, des mouvements politiques, des familles de pensée. Gentils humanistes contre sales xénophobes. Ou bien, inversement, héros du « chez nous » contre hordes apatrides. Nationalistes contre internationalistes. Et chacun sera le meilleur à ses propres yeux, taxera l’autre d’aveuglement ou de perversité. Indiscutablement, ces clivages correspondent à des réalités sociales, politiques, idéologiques. Mais ils masquent aussi combien cette frontière, d’un moment à l’autre, fluctue en chacun d’entre nous.
A 20 heures, en voyant les images de ceux qui souffrent, nous avons envie d’ouvrir grand les bras. Tous ces naufragés, réfugiés, familles errantes, enfants perdus, visages hagards… ce sont nos semblables, nos frères. Nous devons les accueillir, les secourir, les aider par tous les moyens possibles. A 22 heures, l’émotion est passée, nous avons réfléchi, mesuré les difficultés, éventuellement les périls, songé à l’emploi en crise, au déferlement possible de centaines de milliers d’autres personnes. Nous devons les refouler, les extrader, les écarter autant que faire se peut.
Passer ainsi d’un jugement à l’autre paraît très commun, et très humain. Rousseau a bien mis en lumière ce mouvement spontané de la compassion et son étouffement par la réflexion. Le philosophe, dit-il, « n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine ». Pourtant, nous n’aimons pas ces ambiguïtés ni ces ambivalences. Nous voulons être tout entier d’un côté ou de l’autre, alors nous choisissons notre camp. Ou plutôt, nous le construisons. Unifié, homogène. Nous nous décrétons pro-ceci, anti-cela, une fois pour toutes, proclamant que ceux d’en face sont sans cœur, ou sans intelligence. Prenons des mesures contre eux ! Oublions que chacun hésite ou fluctue, un moment ou un autre. Campons dans nos certitudes !… Ce sont aussi ces jungles-là qu’il faudrait démanteler.