Ce que l’amour fait au désir
Entre les philosophes et l’amour, c’est une très longue histoire. Elle débute avec Empédocle, se poursuit avec Platon – dans les inépuisables fulgurances du Banquet, entre autres… –, se prolonge chez Aristote, Augustin, Descartes, Spinoza, Nietzsche et… tutti quanti. Après une marée basse au XXe siècle – accaparé par les sciences, la politique, les structures –, bien des contemporains y reviennent, de Marion à Badiou, de Ferry à Comte-Sponville et Ogien. Cet automne, Alain de Botton (Aussi longtemps que dure l’amour, Flammarion), Catherine Chalier (La Gravité de l’amour. Philosophie et spiritualité juives, PUF), prochainement Francis Wolff (Il n’y a pas d’amour parfait, Fayard, en librairie le 10 octobre) se penchent en philosophes sur l’amour. Dans ce regain d’attention et d’analyse, il faut prêter l’oreille aux propos très singuliers de Paul Audi.
Avec une bonne vingtaine de titres depuis une vingtaine d’années, ce philosophe construit, en suivant sa sensibilité rigoureuse, une œuvre authentiquement originale. Cette fois, Le Pas gagné de l’amour (souvenir de Rimbaud, Une saison en Enfer : « Point de cantiques : tenir le pas gagné ») ne s’attache qu’à une seule question, circonscrite et difficile, mais cruciale : comment passe-t-on du désir à l’amour ? Autrement dit : pour que l’amour naisse, quelle transformation qualitative le désir doit-il traverser ? Cette interrogation contient plusieurs présupposés : l’amour n’est pas autre chose que le désir sexuel, malgré tout il en constitue une altération radicale, laquelle semble impossible et pourtant se rencontre couramment. L’amour serait donc un miracle inouï et partout répandu.
Le paradoxe central
Par quel mystère ? L’amour, explique Paul Audi, rend le désir « désirable à lui-même », le transmue en « commencement toujours recommencé », parvient ainsi à rendre chacun des amants singuliers, puisque aimer revient à désirer l’autre dans sa subjectivité, sa singularité, son unicité. En aimant l’autre, chacun devient donc plus et mieux « lui-même ». Tel est le paradoxe central. Il fait de l’amour « la seule richesse qui croît avec la prodigalité », puisque « plus on en donne et plus il vous en reste », comme dit, dans Clair de femme, Romain Gary, un des multiples auteurs favoris de Paul Audi. Ses autres références sont ici Jacques Lacan, Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida, mais aussi Alfred Jarry. Le Surmâle, où Jarry décrit l’exténuation du désir – au terme de 80 coïts successifs, quand même… –, contient en effet cette formule clé : « Il n’y avait plus qu’un homme et une femme, libres, en présence, pour une éternité. »
Ce que met en lumière Paul Audi, c’est aussi la temporalité particulière de l’amour qui, d’une certaine façon, ne commence ni ne cesse jamais. Ou plutôt qui se raconte qu’il existe sans commencement ni fin, forcément éternel. Il faut enfin souligner l’écriture de cet essai difficile à classer. Philosophie, certes, mais pas que. Car démonstrations, arguments et analyses sont portés par une respiration qui se révèle vite musicale, volontairement polyphonique. Les thèmes sont repris, se répondent, repartent, se réverbèrent… jusqu’à l’envoi final, sans doute le plus beau texte de Paul Audi. Ces pages destinées à rester rappellent le parcours du livre, mais sous la forme d’une lettre à la femme aimée. Cette lettre à l’amour de « sa » vie est une lettre à l’amour de « la » vie, une lettre à l’amour – l’amour « tout court », celui qui est, au terme d’une très longue histoire, interminable.
LE PAS GAGNÉ DE L’AMOUR
de Paul Audi
Galilée, 204 p., 24 €