Qu’appelle-t-on « civilisation » ?
Le mot n’apparaît pas avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme l’ont montré l’historien Lucien Febvre dans les années 1930, puis le linguiste Émile Benveniste.
Montaigne, Descartes et les classiques emploient « civilisé », mais ignorent « civilisation ». Équivalent de l’ancien terme « policé », « civilisé » désigne alors d’abord les qualités d’un homme « citoyen » (cives) vivant sous le règne des lois, dans une cité (civitas) pourvue de codes, d’institutions, de règles politiques et morales, par opposition au « sauvage », ou supposé tel.
Au siècle des Lumières, « civilisation » commence à désigner le processus d’ensemble qui fait entrer le genre humain dans la citoyenneté et fait vivre les individus sous le contrôle – de plus en plus fin et étendu – d’institutions éducatives, judiciaires, gouvernementales. En ce sens, la civilisation est une évolution incessante, jamais un résultat. Et, surtout, ce processus sans fin est par définition unique : le mot ne s’emploie donc qu’au singulier, et « la » civilisation ne meurt jamais.
Gommer le mot
C’est seulement vers 1820 qu’on commence à parler des civilisations, au pluriel, pour nommer des ensembles culturels vivants ou disparus. Se rapprochant des usages de l’allemand Kultur, ce sens est très différent du précédent. Car chaque civilisation est une singularité, englobant des aspects matériels – vêtements, alimentation, rythmes quotidiens… – et symboliques – mythes, langues, catégories mentales. Cette fois, par définition, les civilisations sont plurielles. Et mortelles.
Une tendance récente consiste à vouloir se débarrasser du terme. « Dialogue des cultures » plutôt que « choc des civilisations », comme si, pour éviter le choc, il suffisait de gommer le mot ! En fin de compte, il ne semble pas vraiment possible de se dispenser tout à fait de l’idée même de civilisation – dans son sens ancien, au singulier. Ce sens universel et normatif doit rester ouvert, mais aussi servir à juger, si besoin est, les civilisations, passées ou présentes.