L’empire des images
Cet été, comme chaque année, nous prendrons de plus en plus de photos. Nous enverrons des selfies, des vues de toutes sortes, des vidéos. Nous ferons – comme 64 % des Français ! – des photographies de nos plats au restaurant. Ces dizaines de milliards de clichés vont s’ajouter à la colossale quantité d’images accumulées depuis quelques années seulement. Il fut un temps, dans l’histoire humaine, où il existait sur Terre beaucoup plus d’êtres humains que d’images. Elles étaient rares, précieuses, magiques, investies de pouvoirs bénéfiques ou maléfiques. Elles sont devenues proliférantes, émancipées, innombrables – et banales. Peut-être pas si banales que ça, si l’on songe à la manière dont, mine de rien, elles ont pris le pouvoir. Cette mutation vaut d’être éclairée.
Au commencement était la défiance. Platon professe, envers les images, un vertigineux mépris, qui nourrira une longue tradition. Pour lui, rien n’est plus éloigné du réel que l’image. Son argumentation est simple à comprendre, même si elle peut paraître aujourd’hui bien étrange. Le plus réel… ce sont les Idées, ces Formes éternelles qui, selon Platon, servent de modèles aux choses. Ainsi le « vrai » lit, c’est l’idée de lit, la définition abstraite d’un plan horizontal où s’allonger pour dormir. Tous les lits concrets – de bois, de métal, avec ou sans pieds, rectangulaires ou carrés – ne sont que des reflets, des images, des dérivés de cette réalité idéelle. Le menuisier « copie » l’idée du lit, en confectionne une image faite de bois. Si le peintre reproduit à son tour ce lit de bois sur sa toile, il fabrique donc une image d’image, une sous-réalité de niveau trois (un : la Forme, deux : la chose, trois : le tableau de la chose).
En quoi est-ce un danger ? Plus l’image du tableau est réussie, plus elle nous égare, du point de vue de Platon. Au lieu de nous tirer hors des apparences, elle nous y enfonce, nous fait prendre pour vrai ce qui n’est que lointaine contrefaçon. La philosophie doit nous délivrer des images, elle nous détache des reflets, nous fait sortir de la Caverne-prison où nous prenons les apparences pour des réalités. La peinture et ses images multiples feraient exactement l’inverse : elles nous ligoteraient à des leurres, nous emprisonneraient dans de faux semblants. Ce refus philosophique est plus qu’une simple dévalorisation de la création picturale. Il indique, à sa manière, qu’il y a dans les images une puissance à contrôler, quelque chose qui n’a rien d’anodin.
Tous les briseurs d’idoles l’ont su et répété. Ces iconoclastes (le terme signifie « destructeurs d’images ») ont traversé, avec des motivations différentes, l’histoire du judaïsme, du christianisme byzantin, de l’islam, du protestantisme. Par-delà leurs différences, ils ont une intuition commune : les images captent quelque chose, détournent, dévient l’essentiel ou lui font écran. Nous ne le comprenons presque plus, immergés dans nos multitudes de pixels, de reproductions, de trucages à l’infini. Et pourtant, sans donner raison au rigorisme fanatique, nous ferions bien de nous aviser que les images se sont libérées en se démultipliant. Et qu’elles ont construit un empire.
Nous découvrons ainsi, avec stupeur et inquiétude, que plus rien, dans le domaine visuel, n’est absolument véridique et fiable : toutes les images se retouchent, se recomposent, se vieillissent pour paraître anciennes. Même les archives sont gangrenées par le doute. Un Rembrandt que Rembrandt n’a pas peint vient d’être fabriqué par analyse et reconstruction numériques de ses touches, de ses thèmes, de ses pigments. Nous découvrons également, avec hébétude, que les images se mettent à remplacer vraiment les mots. Le « pic speech » devient la maladie infantile du numérisme. On ne se parle plus, on s’envoie des images : montre-moi ce que tu fais, je t’enverrai la photo de ce que je mange… Plus gravement, nous avons pris le pli de voir le monde en fonction des images. Walter Benjamin faisait remarquer, dans les années 1930, comment un coucher de soleil nous fait penser… à une carte postale. Nous avons, depuis, été bien plus loin. Les paysages nous évoquent des photos, et non l’inverse. Il nous arrive même de juger que la nature a mauvais goût, ou qu’elle s’en sort bien quand elle imite nos créations. Voilà, à gros traits, un aperçu de l’empire des images. Croire que l’on peut s’en échapper serait absurde. Y vivre sans être naïf est un minimum.