Figures libres. Antiquité sans formol
Bernard Deforge est à découvrir. A son actif, une quinzaine d’ouvrages. On y trouve des traductions des tragiques grecs, plusieurs essais sur les classiques de l’hellénisme, notamment Eschyle, son auteur de prédilection, mais aussi deux dialogues relatifs à l’amour, et six recueils de poèmes. Tous ces titres sont publiés aux Belles Lettres. Si on en restait là, voilà somme toute qui serait normal pour un professeur des universités ayant voué son existence à l’enseignement de la littérature ancienne.
Mais Bernard Deforge n’est pas un universitaire standard. Il a aussi travaillé dans des cabinets ministériels, à commencer, dans les années 1970, par celui de Joseph Fontanet, ministre de l’éducation nationale, et dans un grand cabinet d’audit et de conseil. Convaincu qu’une formation classique est un atout dans le monde des entreprises, il a fondé et présidé l’association Phénix, qui aide quantité de jeunes diplômés à passer de l’académie à la vie des affaires. On ne s’étonnera donc pas que son Antiquité soit vivace, voire provocante.
L’Olympe ? C’est Dallas, univers impitoyable où chaque dieu, chaque déesse, ne songe qu’à tirer à soi la couverture céleste. Ce monde des dieux, comme celui des humains, n’a que sexe en tête, et rumine cette question essentielle : qui donc jouit le plus, de l’homme ou de la femme ? Au passage, Bernard Deforge égratigne des convictions répandues : « Je ne vois pas de modèle homosexuel dans les grands textes qui fondent la civilisation grecque. » S’il existe évidemment des pratiques homosexuelles chez les Grecs, elles ne sont pas, selon lui, primordiales, même dans l’éducation. Au contraire, famille et fidélité seraient pour les Anciens des repères centraux que nous avons tendance à méconnaître.
« Toute chose est biface »
Au fil de courts chapitres, entrecoupés parfois de poèmes, scandés de confidences, de références, de citations savantes, ce petit livre s’emploie donc allègrement à faire sortir les Anciens du formol, à leur rendre des couleurs, à souligner les décalages capables de nous étonner. On découvre ainsi ces ancêtres plus favorables aux inégalités que nous ne le sommes, pas si férus de vision politique du monde que nous le croyons, plus attentifs que nous aux moments propices, aux occasions à saisir. On aura déjà compris que ce texte n’est ni politiquement correct ni idéologiquement conforme. Raison de plus pour s’y intéresser.
D’autant qu’il n’est jamais unilatéral. Bernard Deforge connaît trop le sens du contraste qui habite le monde ancien pour lui attribuer des conceptions simplistes. « Mes Grecs, dit-il, m’ont appris que toute chose est biface. Nos gens d’aujourd’hui sont des benêts. Ils ne voient ou ne veulent voir qu’une face, et c’est scandale quand ils découvrent l’envers de l’endroit. » Voilà sans doute le plus utile rappel de cet essai. Car nous voulons de plus en plus – à toute force, à tout prix – que tout soit noir ou blanc. Bien ou mal, heureux ou malheureux, optimiste ou pessimiste…
Nous oublions non seulement dégradés et nuances mais aussi toutes les tensions et contradictions permanentes tramant la réalité. Héraclite disait simplement : « C’est le même chemin qui monte et qui descend. » Nous sommes enclins à croire qu’il ne fait que monter ou que descendre, ou bien qu’existent des chemins distincts. Il est temps de retrouver le sens des doubles faces. Il évite beaucoup d’erreurs, d’illusions. Et de discours vains.
Je suis un Grec ancien, de Bernard Deforge, Les Belles Lettres, 174 p., 21 €.