Figures libres. Les affinités cachées
Le lundi 27 décembre 1841 est passé jusqu’à présent inaperçu. Il s’est pourtant produit, ce jour-là, un de ces événements microscopiques capables, longtemps après, de faire rêver et même de donner à penser. Franz Liszt, ce soir-là, donne un concert à la Singakademie de Berlin.
Au premier regard, tout est normal : le génie est virtuose, le public exalté, le triomphe étourdissant – rien de spécial à signaler, donc. Sauf qu’il y a dans la salle, parmi les auditeurs, un autre génie, pas moins virtuose, le philosophe Friedrich Schelling, figure phare de l’idéalisme allemand. Liszt apprend sa présence le lendemain, s’en trouve saisi de joie et décide d’aller, le 3 janvier, écouter le cours de Schelling sur « la philosophie de la Révélation ». Le musicien n’y comprend rien, s’ennuie à mourir, manque plusieurs fois de s’assoupir. La rencontre de ces deux génies n’aura pas eu lieu. Et pourtant…
Philippe Grosos montre, avec une grande finesse, combien ce musicien et ce philosophe se révèlent très proches, voire identiques, dès qu’on regarde de plus près. En effet, ils se trouvent pris, l’un comme l’autre, dans une correspondance, subtile et inaperçue, de leurs attitudes existentielles et de leurs œuvres.
Lizst et Schelling sont tous deux des génies précoces, des créateurs portés à briller, à susciter chez leurs contemporains surprises, enthousiasmes et critiques. Ces deux virtuoses, très jeunes, ont eu besoin pour exister de fulgurances étincelantes. De manière frappante, ils éprouvent ensuite la même nécessité de se retirer, quand il s’agit de travailler à l’essentiel. Ce qui les met en correspondance : se recueillir, après avoir brillé.
« Gestes initiaux »
Comme on le voit, il n’est pas question pour Philippe Grosos de s’intéresser à la transposition des mélodies en concepts ou à l’influence de la musique sur la philosophie. Pas plus de travailler à l’exhumation de structures enfouies. Les correspondances qui l’intéressent, dans des parcours parallèles d’artistes et de philosophes, sont de l’ordre des attitudes existentielles fondatrices, de ces « gestes initiaux » qui irradient dans la vie et les œuvres.
Spécialiste de l’idéalisme allemand, traducteur de Hegel, éditeur de Maldiney, auteur de multiples études, ce professeur à l’université de Poitiers propose donc, avec L’Artiste et le Philosophe, une série de rapprochements à la fois inattendue et intéressante.
Car Liszt et Schelling ne forment qu’un chapitre de cet essai. Les autres font entrer en correspondance, selon des registres variés, Georges de La Tour et Blaise Pascal, Thomas d’Aquin et Fra Angelico, Diderot et Fragonard, Giacometti et Maldiney. Peu importe qu’ils se soient ou non fréquentés, en personne ou par œuvres interposées, qu’ils se soient lus ou vus, ou même qu’ils soient tout à fait contemporains.
Ce qui retient Philippe Drosos, ce sont les parallélismes profonds de leurs attitudes subjectives, les figures matricielles de leur geste, qu’il soit esthétique ou conceptuel. La question reste ouverte, évidemment, de savoir dans quelle mesure la subjectivité de l’auteur, les orientations de son regard et de ses analyses ne créent pas l’essentiel de ces correspondances. Il n’empêche qu’après coup elles paraissent objectives, à tout le moins pourvues d’une densité réelle, fort loin d’être arbitraire. Ce qui vaut le détour.
L’Artiste et le Philosophe. Phénoménologie des correspondances esthétiques, de Philippe Grosos, Le Cerf, 270 p., 19 €.