Sexe et pouvoir : tout reste à faire
Comme par surprise, presque par hasard, il arrive qu’une question de fond vienne traverser l’écume des jours. L’affaire Baupin et ses conséquences en donnent l’exemple inattendu. Au premier regard, on imagine une probable manipulation qui évoque de petits meurtres entre amis d’autrefois. Mais les suites dépassent vite l’anecdote. Dix-sept femmes politiques d’horizons différents incitent toutes les autres à ne plus se taire, à dénoncer, où qu’elles soient, faits et gestes du machisme ordinaire, propos et allusions du sexisme quotidien, préjugés et pratiques de la domination masculine. Les médias s’en emparent, les conversations aussi, les témoignages abondent. C’est probablement le début d’une prise de conscience nouvelle. Mais de quoi ? Avec quelles perspectives ? C’est là qu’il faut s’armer de réflexion.
Car il ne s’agit évidemment pas des moeurs spécifiques d’un microcosme. Croire ou faire croire que des politiciens mâles s’imaginent tout permis est absurde. Ils ne sont pas intrinsèquement plus lourds, graveleux ni obsédés que des multitudes d’autres – avocats, maçons, livreurs, ingénieurs… N’importe quel corps de métier, n’importe quel milieu social, professionnel, régional fourmille d’exemples d’abus sexuels liés à l’autorité. Le premier constat est donc simple : un pouvoir, détenu par des hommes, se manifeste et s’exerce par la domination du corps des femmes. C’est là que se tient le problème de fond, trop vite masqué si l’on s’en tient à dénoncer tel ou tel obsédé, tel ou tel harceleur.
La vraie question, en effet, n’est pas celle des dérapages, ni des limites, forcément imprécises, entre drague et harcèlement, proposition érotique et instrumentalisation. Le problème de fond demeure celui de la domination – globale, millénaire, multiforme – qu’exercent les hommes sur les femmes. Cet empire possède des aspects directement sexuels (viols, prostitution, droit de cuissage) mais aussi, comme chacun sait, des facettes juridiques, philosophiques, financières, économiques, sociales et même religieuses. On oublie trop souvent que les liens entre ces différents aspects restent encore, pour la plupart, à élucider.
Bien entendu, ce vaste chantier est cerné de pièges, truffé de fausses pistes, entouré de mirages. On risque notamment de tomber dans l’angélisation du féminin, la diabolisation de la testostérone, la négation de la différence des sexes, ou bien, inversement, leur naturalisation. Le danger de réécrire l’histoire de l’humanité ou de forger des légendes guette en permanence. L’histoire contemporaine, en la matière, est riche d’illusions abandonnées comme de théories fumeuses, depuis « Le Droit maternel » de Bachofen (1861), qui délirait sur une « gynécocratie » originaire détruite par le patriarcat jusqu’à la « horde primitive » mythifiée par Freud dans « Totem et Tabou », où le mâle le plus fort et le plus âgé est censé se réserver femmes et filles.
Pour comprendre les ressorts de cette domination, des fils multiples restent donc à démêler, mobilisant anthropologie et psychanalyse, sociologie et philosophie, quantité d’autres disciplines. Cette complexité ne doit pas décourager. Car l’enjeu, on l’a compris, se tient bien au-delà des gauloiseries et des mains baladeuses – qui sont à dénoncer et à combattre mais ne peuvent être dissociées de tout le contexte. Et ce contexte ne s’étend pas seulement à la parité, à l’échelle des salaires, au plafond de verre des carrières, au cumul des tâches domestiques et professionnelles. Il englobe aussi, dans sa dimension géopolitique, la place des femmes dans les mondes musulmans et dans les pays émergents, et les mutations futures qui en dépendent très directement.
Certes, les féminismes depuis deux siècles ont multiplié discours, analyses, actions – et fait bouger des lignes. Mais ce que révèlent l’affaire Baupin et ses suites est aussi une forme d’échec de ces combats. Malgré des victoires indéniables de l’émancipation des femmes, il est rappelé d’un coup combien l’archaïque connexion sexe-pouvoir tient bon. Enracinée, profonde et tenace, mais aussi, en grande partie, non élucidée. Il se pourrait bien que tout reste à faire. A recommencer. De toute évidence, se tient là une des clefs de l’histoire de demain. La principale ?