Quand la France s’effrite
Un président parvenu à diviser les siens sans rassembler les autres. Une opposition dispersée en une gerbe de candidats rivaux. Des électeurs qui, pour les trois quarts, considèrent la classe politique corrompue, et sont plus nombreux encore à juger les gouvernants préoccupés de leurs intérêts plutôt que de ceux du pays. Une économie poussive, des conflits sociaux endémiques, une déprime chronique. Somme toute, un pays qui ne paraît plus gouverné ni gouvernable.
On peut même se demander parfois s’il est encore pourvu de simple bon sens, quand on y voit s’assembler la nuit, çà et là, des groupes infimes de rêveurs autistes pour raconter des histoires à dormir debout, et la presse en frémir pendant que le pouvoir regarde ailleurs. S’y remarque aussi, en plein jour, un apprenti condottiere croyant que dire « en marche » suffit pour marcher, la presse qui en frémit de nouveau et le pouvoir qui, derechef, regarde ailleurs. Pareil tableau peut inquiéter même ceux qui ont peu de goût pour les prophéties apocalyptiques. Car cette cacophonie stérile signale que la France s’effrite.
Le dictionnaire de Littré précise le vieux sens de ce verbe : s’épuiser, se stériliser. Autrefois, une terre s’effritait (« s’éfruitait », selon l’ancienne forme) quand elle s’affaiblissait à force de cultures toujours identiques. Voilà qui convient : la France ploie effectivement sous les redites et répétitions, lasse de ressasser les mêmes rengaines, de subir les mêmes crispations, incapable – pour l’instant – de produire ni richesses nouvelles ni idées fortes. Mais le sens moderne du verbe « effriter » colle également à la situation : le pays se délite, se fragmente. Il se fracture et s’éparpille. Il se divise, se désagrège en une multitude de communautés, de replis régionaux, de clans, de tribus, de familles…
Certes, les vraies ténèbres semblent encore lointaines. Il fait plutôt bon vivre dans l’Hexagone, dans l’ensemble. A force de s’y replier sur soi, de s’y couper du monde et de s’y protéger, le pire s’y oublie, s’y efface presque. En outre, restreindre la France à sa face frileuse est bien trop court. Il existe aussi, évidemment, quantité d’ouvertures, d’énergies, d’initiatives, de désirs courageux pour sortir du marasme. Mais ces éléments positifs – réels et nombreux – demeurent éparpillés, émiettés, dépourvus de lien. Ce qui manque, c’est une force de cohésion, une vision qui agrège et soude cette poussière de forces et de projets.
Cette dispersion croissante est porteuse de périls insidieux et de violences imprévisibles. Ces heurts ne ressembleront sans doute pas, s’ils adviennent, aux précédents. Mai 2016 est fort loin de Mai 68. Les historiens savent que le 30 avril de cette année-là, Pierre Viansson-Ponté, éditorialiste du « Monde », titrait « Quand la France s’ennuie ». Dans cette chronique devenue célèbre par la suite, il ne prévoyait pas vraiment ce qui allait surgir. Mais il décrivait déjà des Français à l’écart des convulsions du monde, des jeunes cherchant du travail et n’en trouvant pas, et un hôte de l’Elysée (De Gaulle, à l’époque) se morfondant découragé. L’article en appelait surtout à l’enthousiasme, à l’ardeur et à l’imagination. On les vit déferler et secouer le pays, quelques jours plus tard, pour le meilleur comme pour le pire.
Malgré ces ressemblances, nous sommes dans un contexte tout différent. La mondialisation est passée par là, ainsi que plusieurs crises – pétrolières, financières, européennes. La révolution digitale et la conscience écologique dessinent un tout autre paysage. Et la France, aujourd’hui, ne s’ennuie pas, mais effectivement s’effrite : pouvoir d’Etat corrodé, esprits désabusés, pandemonium permanent. Ce qui l’emporte, ce sont les forces de dissociation. On dirait que ce pays se fissure et craquèle, ce qui ne présage rien de bon.
Pourtant, un philosophe ne peut oublier que deux forces sont toujours en jeu : l’une désorganise, l’autre construit. Empédocle, dans la Grèce antique, les appelait Amour et Haine. Freud, dans sa « mythologie » des années 1930, parle du combat sans fin d’Eros et de Thanatos, « Amour » contre « Mort ». Ces termes exigent d’être expliqués. Il s’agit en fait, dans ce conflit interminable, de la cohésion contre la dispersion, de la liaison contre la déliaison. Autre version du même combat : union contre effritement. Rien n’y est jamais définitivement perdu. Mais, quand l’effritement dure, des énergies innombrables partent en fumée.