Figures libres. Grecs et Romains façon friandises
Prenez une femme savante. Donnez-lui une rubrique dans un quotidien. Attendez quelques années, laissez décanter, réduisez, mélangez. Servez cette quantité d’histoires – craquantes, croustillantes, piquantes, au choix – pêle-mêle, comme autant de friandises. A peu de chose près, voilà la recette du Cheese-cake de Caton, sorte de mille-feuille gréco-latin déstructuré, à la fois bien informé, gentiment en désordre et joliment troussé.
Son auteur, Eva Cantarella, éminente juriste italienne, fut longtemps professeur de droit grec antique et de droit romain à l’université de Milan, sans compter celles d’Austin, au Texas, ou de New York. A son actif, une longue série d’ouvrages sur l’Antiquité, avec notes de bas de page et références austères, consacrés notamment au statut du suicide, à la place des femmes, aux institutions judiciaires, à la peine de mort. Ses talents de vulgarisatrice l’ont fait connaître du grand public en Italie, avec des livres portant sur l’amour et la sexualité dans l’Antiquité, dont certains sont déjà traduits en français.
Normal que le quotidien Corriere della Sera lui demande un jour de tenir une chronique des mœurs antiques, qui souligne leur insolite et leur étrangeté, et se déguste aisément.
On en apprend de belles, au fil de cartes postales imaginaires envoyées de chez Solon, Cicéron, Ovide et compagnie. Ce qui se passe à leur table n’est pas le moins étonnant. Quand les Romains, après avoir enlevé leurs sandales, s’allongent pour manger, de la main droite seulement, les morceaux découpés par les esclaves, ce qu’ils ingurgitent laisse rêveur : mamelles de truie à la sauce au thon, langues de flamants roses, ragoût de paon, de perroquet, de cigogne, desserts avec olives, betteraves et concombres… Les pauvres se contentent de faire la fête avec des céréales bouillies puis frites, couvertes de miel et de poivre.
Si lointain et si proche
Et il n’y a pas que l’alimentation qui déconcerte. Les femmes romaines font tout pour rester blanches : elles se préservent du soleil comme de la peste, sauf celles, car il y en a, qui sont gladiatrices… Les hommes, quand ils vont chez le barbier, en sortent fréquemment avec une balafre, car les lames de rasoir ne sont pas encore ce qu’elles seront.
En fait, tout est un peu plus rude qu’aujourd’hui, dans ce drôle de monde si lointain et si proche. Vivre plus de soixante ans n’est pas seulement rare, mais carrément interdit : au-delà de cette limite, à une haute époque, on jetait directement les contrevenants dans le Tibre, du haut du pont Sublicius, à Rome. Le droit de vote s’arrêtait à 60 ans, celui de vivre aussi. Des hooligans étaient déjà dans les stades, mais il arrivait plus souvent qu’à présent qu’ils aient la main tranchée ou la tête coupée.
Vous apprendrez encore toutes sortes de détails que les historiens, le plus souvent, négligent : comment les Romains collectionnaient fantômes, présages et superstitions, aimaient les parfums forts et les plaisanteries nulles, donnaient aux enfants des jouets souvent semblables aux nôtres. Et ne s’offusquaient pas qu’un honorable magistrat se travestisse.
Ce plateau de mignardises n’apporte évidemment rien de nouveau à l’histoire érudite ni à l’analyse anthropologique des sociétés antiques. Mais si vous avez envie de fugitives surprises venues d’un univers inattendu, décalé, à la fois familier et déconcertant, ne vous gênez pas.
Le Cheese-cake de Caton et autres histoires romaines (Perfino Catone scriveva ricette. I Greci, i Romani e noi), d’Eva Cantarella, traduit de l’italien par Patrizia Sirignano, Albin Michel, 254 p., 19,90 € (en librairie le 7 avril).