Figures libres. Sérieux dérisoire et dérision sérieuse
A ceux qui n’auraient pas lu – pas encore… – tout Alfred Jarry (1873-1907), il faut rappeler qui est le Docteur Faustroll. Il naquit en 1898, en Circassie, à l’âge de 63 ans, « lequel il conserva toute sa vie ». Sur son apparence physique et sa pilosité, ses habits et ses habitudes, ses bijoux et son calcul de la surface de Dieu, aussi bien que sur ses traductions d’Ibicrate le géomètre et de Sophrotatos l’Arménien, il n’existe pas de témoignage ni de source plus sûre que les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien.
Ce « roman néo-scientifique », achevé en 1898, fut publié seulement en 1911, après la mort de Jarry. Toutefois, la mort n’étant « que pour les médiocres », Faustroll, bien qu’apparemment disparu, persiste dans « l’étHernité », et accomplit imperturbablement sa fonction de « curateur inamovible du Collège de ‘Pataphysique » (le nom doit s’écrire avec apostrophe).
« Société de recherches savantes et inutiles », ce Collège fut fondé en 1949. Parmi ses « satrapes » (dignitaires ne jouant aucun rôle, positif ou négatif, et agissant aussi bien par leur présence que par leur absence) figurent notamment Raymond Queneau, Jacques Prévert, Marcel Duchamp, Boris Vian, Max Ernst, Michel Leiris, Eugène Ionesco, Jean Dubuffet…
S’ajoutent à cet aréopage le Petit Jésus et le secrétaire général du Syndicat autonome des ouvriers ébénistes, ainsi que des satrapes cooptés à titre posthume, comme l’antique stoïcien Ariston de Chio, mort d’une insolation, et l’humoriste contemporain Roland Topor (1938-1997).
Le propre de la pataphysique, « science des solutions imaginaires » et « substance même de ce monde », est de n’étudier que des exceptions et des singularités. On l’a compris : elle consiste à ne rien prendre au sérieux, sauf la pataphysique, laquelle, ne prenant rien au sérieux, se considère elle-même comme dérisoire – mais gravement. Cette « science des sciences » est autant un jeu pour potaches savants qu’un avatar du scepticisme. Umberto Eco, coopté en 2001, avait rêvé de son perfectionnement ultime en « science des solutions inimaginables ».
Dépourvue de limites
Il est donc rassurant que l’illustrissime collection « Que sais-je ? » des Presses universitaires de France, après avoir publié antérieurement 4 038 titres préparatoires, se soit enfin décidée à consacrer le 4 039e aux 101 mots de la pataphysique. L’ouvrage précise qu’il aurait pu en étudier 1 001, voire infiniment plus, la pataphysique étant, par essence, dépourvue de limites.
On relève dans ce flot « clinamen », terme employé au IVe siècle av. J.-C. par Epicure. Le mot désigne un événement, minuscule mais décisif, qui fit dévier un atome de sa chute verticale dans le vide. Par suite des collisions en chaîne provoquées par cet écart infime, le monde s’est construit. Cette déviation originaire – Dieu ou hasard – étant incompréhensible, les pataphysiciens jugent la notion « dérisoire ».
Il reste à préciser, comme les statuts du Collège le stipulent, que le genre humain est exclusivement composé de pataphysiciens. Certains savent qu’ils le sont, les autres non. Ceux-là, de très loin les plus nombreux, sont des pataphysiciens inconscients. De multiples publications le démontrent : rien ne les distingue des autres. « Le propre de la pataphysique, écrivit un jour un de ses maîtres, est d’être une façade qui n’est qu’une façade sans rien derrière. » Comme la réalité ?
Les 101 mots de la pataphysique, du Collège de ‘Pataphysique, PUF, « Que sais-je ? » n° 4039, 128 p., 9 €