Figures libres. Des Grecs aux Lumières, ligne directe
En 1876, Ernest Renan allait prier sur l’Acropole, célébrer le culte de la raison et chanter la naissance du miracle grec, à tout autre incomparable. Aujourd’hui, au même endroit, les savants contemporains vont plutôt faire de l’anthropologie et du comparatisme. En fait, il y a belle lurette que les Grecs anciens n’impressionnent presque plus personne. Fini leurs prodiges, terni leur prestige.
Rarissimes sont devenus, ces dernières décennies, ceux qui voient encore en Homère le fondateur de la littérature occidentale, en Sophocle le père du théâtre, en Platon l’inventeur du jeu philosophique. Après avoir été des géants, des modèles, des piliers, les Grecs de l’Antiquité se sont métamorphosés en indigènes lointains. De cette culture, longtemps magnifiée, on oublie peu à peu la force et la liberté extrêmes. Ce qui l’unifie et la distingue nous paraît flou. Et la conscience de ce que nous lui devons d’essentiel s’estompe.
L’essai de Jean-Marc Narbonne, Antiquité critique et modernité, se situe à l’opposé de cette tendance. Pas question, pour ce philosophe érudit, de diluer ni de relativiser l’hellénisme. Au fil de pages savantes et limpides – parfois pointilleuses, par crainte excessive d’être pointilliste –, il insiste sur l’héritage massif et direct des Grecs. Car il n’hésite pas à faire de l’hellénisme l’axe directeur de toute la pensée occidentale, et même le ressort de notre monde actuel.
A quoi tient donc, pour son ardent avocat, la spécificité unique de la culture grecque ? A la vigueur inégalée de son exigence critique. Parmi toutes les cultures du monde, elle est la seule à forger une attitude interrogative d’une telle intensité qu’elle n’épargne rien. En tous domaines – qu’il s’agisse de croyances, de connaissances, de principes, d’institutions… –, elle exige de passer au crible les idées reçues, les résultats acquis, les méthodes employées.
Puissante impulsion
La spécificité des Grecs réside donc dans ces interrogations secondes, qui portent sur les questions elles-mêmes, sur les concepts plutôt que sur les faits, sur les règles à suivre autant que sur les résultats. La mise à l’épreuve ne laisse rien indemne : elle scrute aussi sa propre légitimité. Cette puissante impulsion critique, pour Jean-Marc Narbonne, constitue le moteur de l’aventure occidentale, que le siècle des Lumières et la modernité prolongent et réactivent, mais ne créent pas.
Voilà qui va à contre-courant, et fait réfléchir. D’autant que l’auteur, grand spécialiste de Plotin, professeur de philosophie antique à l’université Laval (Québec), ne manque ni de références ni d’arguments. Il discute, par exemple, les analyses de Hans Blumenberg (les Grecs incapables de voir les situations d’en haut ? quantité de textes montrent le contraire !), de Marcel Gauchet (le désenchantement du monde, loin d’être moderne, est déjà antique) ou de Rémi Brague (le filtre romain n’invalide pas la transmission directe).
La réévaluation de cet héritage critique découle aussi de changements intervenus dans les recherches : au lieu de se focaliser sur la seule Athènes classique, elles reprennent désormais en compte 1 300 ans d’écoles grecques, et nombre d’auteurs tardifs. En découvrant ce réservoir intellectuel immense, il y a des chances qu’on admire de nouveau les Grecs. Sans aller pour autant prier sur l’Acropole.
Antiquité critique et modernité. Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, de Jean-Marc Narbonne, Les Belles Lettres, 256 p., 21 €.