Figures libres. La voix de Bergson à travers le temps
Il fallait tout brûler, papiers et lettres. Interdite, la moindre publication d’inédits, d’esquisses personnelles, de notes prises par les étudiants. Quand Henri Bergson meurt – à Paris, en pleine guerre, le 4 janvier 1941 –, son testament est formel : ne laisser subsister que les ouvrages, relus et corrigés, publiés de son vivant. Eux seuls témoignent de sa pensée, constituent son œuvre. Le reste ? A bannir, intégralement ! Ces rudes consignes n’ont pas tenu. Avec le temps, tout s’en va… les volontés du défunt comme les gardiens du temple.
Depuis les années 1990, on a vu paraître un fort volume de lettres de Bergson, d’ailleurs peu intéressant, et pas moins de sept volumes de cours professés par le philosophe dans des lycées et recueillis par ses élèves. Toutefois, avec le cours au Collège de France qui paraît aujourd’hui, et qui sera suivi de deux autres, il s’agit d’un nouveau cas de figure. D’abord parce que l’interminable interrogation portant sur les liens entre les cours et les livres, leurs écarts et leurs convergences change de registre : dans les ouvrages autorisés, Bergson renvoie plusieurs fois à ce cours, de manière explicite. Il y expose et sa pensée et sa recherche. Ces leçons font donc, sans ambiguïté, partie intégrante de son œuvre philosophique, ce qui n’est pas toujours net avec les cours de lycée.
Ensuite, la fidélité de ce texte aux propos du philosophe est supposée parfaite : deux sténographes professionnels, mandatés par Charles Péguy, ont saisi scrupuleusement ses paroles, phrase à phrase et mot à mot, avec une exactitude comparable à un enregistrement. Fou de Bergson, incapable d’être présent, Péguy ne voulait rien manquer. Au fil des pages, on peut presque entendre cette présence sonore du philosophe que l’écrivain exprimait en ces termes : « Il parlait pendant toute la conférence, parfaitement, sûrement, infatigablement, avec une exactitude inlassable et menue, avec une apparence de faiblesse incessamment démentie (…) n’étalant jamais une idée, fût-elle capitale, et fût-elle profondément révolutionnaire. »
Précise et fine
A la lecture de ces séances hebdomadaires sur « l’histoire de l’idée de temps », tenues de décembre 1902 à mai 1903, on peut imaginer cette voix précise et fine expliquant tour à tour les distinctions nécessaires entre savoir descriptif et expérience intime, concept de temps et durée vécue, revenant en détail sur ce que ratent ou saisissent des paradoxes du temps Zénon d’Elée et Platon, Aristote et surtout Plotin (IIIe siècle). Bergson consacre à ce dernier de longs développements qui ne se retrouvent pas ailleurs dans son œuvre. Se prolongeant jusqu’à Descartes et Kant, en passant par les néoplatoniciens de la Renaissance, cette histoire de l’idée de temps est imposante, importante pour la pensée de Bergson et aussi par elle-même.
On y remarquera tout de même une étrangeté, minuscule mais symptomatique. Au début de chaque leçon, parfois de manière répétée au cours de son déroulement, le maître s’adresse à l’auditoire en disant « Messieurs ». Jamais « Mesdames, Messieurs ». On sait pourtant qu’il fut la première star philosophique du XXe siècle. Quand Bergson parlait, les premiers rangs de son auditoire, au Collège de France, comptaient des brochettes de dames huppées – chapeaux à fleurs et berline avec chauffeur. Apparemment, malgré sa politesse exquise, il ne leur adressait pas la parole…
Histoire de l’idée de temps. Cours au Collège de France, 1902-1903, d’Henri Bergson, présentation et notes de Camille Riquier, PUF, 398 p., 29 €.