Figures libres. La résistance est d’abord morale
Il n’y a pas si longtemps, en parlant de Résistance, on ne pensait qu’à des affaires anciennes. Grandioses, héroïques, vitales, certes, mais réellement passées. Il était juste d’entretenir la mémoire, d’explorer les méandres, voire de scruter les divisions et contradictions de ces années lointaines. Il était indispensable d’honorer tous ceux qui, d’emblée, avaient écarté l’ignominie vichyste, sauvant l’honneur d’un pays vautré dans la franche collaboration ou l’attentisme couard. Mais, répétons-le, leurs silhouettes appartenaient aux livres d’histoire, aux archives, aux souvenirs. On avait beau s’efforcer de le coloriser, ce passé ne survivait qu’en noir et blanc. Les récents attentats semblent avoir tout changé. L’esprit de résistance se redécouvre, se réinvente, commence à revivre – sous d’autres formes, contre d’autres barbares. Du coup, ce recueil de textes de Jankélévitch trouve un sens tout neuf. Il se révèle urgent, salutaire et tonique. Sans doute l’a-t-il toujours été, mais sa force et sa justesse se perçoivent de manière plus aiguë.
Au fil de textes échelonnés sur quatre décennies, de 1943 à 1983 – des écrits dispersés, rares, devenus introuvables –, le philosophe égrène en effet quelques leçons majeures dont nous avons, à présent, un nouvel usage. Que dit-il, avec cette inimitable clarté, cette tranquille vigilance qui le caractérisent ? D’abord qu’une résistance s’ancre dans un brusque refus, un « non » soudain, qui engage, fait agir et porte à lutter. Et qui prime sur tout le reste. Peu importe, insiste Jankélévitch, les embarras qui s’ensuivent : « Quand on a quelque chose d’important à faire, il faut d’abord le faire, même si on a l’air de se contredire soi-même. » L’action est impure, l’angélisme inactif. Qui résiste a choisi.
Digne, ferme et clair
Autre leçon cruciale : résister est une fidélité. « Il ne s’agit pas d’être sublime, écrit le philosophe, mais d’être fidèle et sérieux. » Fidèle aux morts, avant tout, à leur mémoire et leur sacrifice. Avec cette simple conviction : les disparus n’ont que nous pour les défendre, les maintenir hors de l’oubli qui va les submerger. « Ces martyrs, ces fusillés, il faut bien que quelqu’un en parle, après tout. Et qui en parlerait, si nous n’en parlions pas ? » Etre fidèle, c’est avoir aussi la dignité de ne pas excuser les bourreaux, cultiver l’exigence de ne pas pardonner. Jankélévitch rappelle cette évidence souvent effacée : on ne peut accorder de pardon éventuel qu’à celui qui le demande, pas au meurtrier qui revendique son crime comme fierté et comme gloire.
Bien entendu, on a jugé Jankélévitch excessif, intransigeant, voire crispé. Il est simplement digne, ferme et clair. Il possède un sens net de ce tranchant qu’exige une droiture éthique, insoucieuse des compromis comme des préjugés. Ainsi défend-il Israël, convaincu très tôt que l’antisionisme est un antisémitisme, qu’il donne « le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie », comme le résume Elisabeth de Fontenay. Ainsi déclare-t-il, à la mort du penseur nazi Heidegger, en 1976 : « Je tiens à vous dire que j’ai pour Heidegger une profonde aversion, et je vis sans m’en occuper. » Décidément, ces textes d’hier sont actuels. C’est bien d’aujourd’hui qu’ils parlent. Et probablement de demain. Il est urgent de les lire, si l’on pressent que la Résistance est de moins en moins affaire ancienne.
L’Esprit de résistance. Textes inédits 1943-1983, de Vladimir Jankélévitch, édité par Françoise Schwab, avec les contributions de Jean-Marie Brohm et de Jean-François Rey, Albin Michel, 366 p., 22 €.