Dominique Bourg, pessimiste informé
C’est un panorama collectif, contrasté mais unique en son genre, que propose le singulier Dictionnaire de la pensée écologique que codirige Dominique Bourg. Quantités de découvertes sur les notions, les courants, les auteurs, s’offrent aux lecteurs qui voyageront dans ce gros millier de pages à deux colonnes. 357 articles – allant d’« Actualisation » à « WWF » en passant notamment par « Anthropocène », « Justice climatique » ou par le philosophe Bruno Latour – donnent idée des mutations intellectuelles en cours. On n’y trouvera pas tout – il y faudrait de nombreux volumes –, mais bien l’essentiel d’un foisonnement d’idées, entamé dès le XIXe siècle, dont la culture française a mis bien du temps à prendre conscience.
« En France, explique Dominique Bourg, parler de pensée écologique semblait impossible, ou même grotesque, il y a seulement une vingtaine d’années. S’il y a bien eu des Français pionniers – aussi divers, par exemple, que Bertrand de Jouvenel, Jacques Ellul, André Gorz, Bernard Charbonneau, etc. –, les élites intellectuelles et dirigeantes faisaient la sourde oreille. C’est principalement par le biais des écoles d’ingénieurs que cette exception française s’est résorbée. » La France découvre enfin une pensée multiforme née dès le XIXe siècle des deux côtés de l’Atlantique : aux Etats-Unis avec la prise de conscience de la déforestation colossale du continent nord-américain, du côté européen principalement avec l’industrie chimique, qui va devenir malgré elle l’aiguillon de la pensée écologique. Cette dernière constitue, poursuit Dominique Bourg, un fruit tardif de la modernité : il faut que la révolution industrielle ait eu lieu, qu’elle ait commencé à s’interroger sur ses effets et sur les moyens de les maîtriser, pour qu’elle se développe. Car sa démarche philosophique n’est pas sectorielle, mais incite à repenser les techniques aussi bien que le droit, l’organisation sociale et politique aussi bien que l’art et même la métaphysique.
C’est aussi son propre parcours que décrit ainsi, indirectement, le philosophe, aujourd’hui professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne (Suisse). Car rien ne le prédisposait à devenir l’un des meilleurs connaisseurs des idées écologiques contemporaines, dans leur diversité et leurs convergences. En fait, son itinéraire est passé par plusieurs étapes. « Ma première expérience marquante, quand j’étais enfant, fut de découvrir un jour que le ruisseau où je venais attraper des écrevisses était devenu orange, et qu’il n’y avait plus d’écrevisses. Mais ce n’était alors pour moi qu’un accident isolé. Plus tard, étudiant à Strasbourg, je découvris la revue Survivre et vivre, d’Alexandre Grothendieck ; résolument non violent, comme ces premiers écologistes, j’étais plus proche du PSU que des gauchistes radicaux. J’ai oublié ces questions pendant longtemps, avant d’y revenir par le biais d’un travail philosophique. »
Un autre monde ?
Pourtant, ses premiers travaux sont loin de porter sur l’environnement et les interactions entre l’humanité et la planète. C’est dans le domaine de la philosophie de la religion, aux frontières de la théologie, que s’inscrivent ses publications de jeunesse, notamment sa première thèse, Transcendance et discours. Essai sur la nomination paradoxale de Dieu (Le Cerf, 1985). Sa seconde thèse, sous la direction de Marcel Gauchet, L’Homme artifice. Le sens de la technique (Gallimard, 1996), débouche sur des questions écologiques.
Elles conduisent peu à peu Dominique Bourg à publier de nombreux livres, à rencontrer Nicolas Hulot, à fréquenter différentes commissions, notamment celle du projet de charte constitutionnelle de l’environnement, ce qui le mènera à travailler auprès de Jacques Chirac. Il est aujourd’hui vice-président de la Fondation Hulot. Ce parcours l’a incité à se documenter avec toujours plus de précision, et à devenir moins confiant en l’avenir : « Au départ, j’étais très optimiste, je croyais possible d’éviter aisément les catastrophes. Aujourd’hui, j’en viens presque à désespérer, et ce n’est pas un changement de psychologie, mais le résultat d’informations accumulées par des milliers de chercheurs. D’année en année, je constate que les indicateurs globaux ne cessent de se dégrader. »
Enumérant les multiples obstacles toujours non surmontés, le retard accumulé par la mise en pratique de mesures déjà prises, la difficulté de tenir les engagements internationaux sur le climat, les menaces sur la biodiversité et le vivant en raison des seuils déjà franchis, les quantités considérables de gaz carbonique et de méthane que va probablement libérer dans l’atmosphère la fonte annoncée du permafrost, Dominique Bourg conclut : « Je ne vois pas comment il est possible d’être optimiste. Ce monde n’est pas tenable, car il nourrit les causes de sa propre destruction. Le monde actuel ne survivra pas plus de quelques décennies. »
Y en aura-t-il un autre ? De quelle sorte ? « Quantités d’expériences marginales forment aujourd’hui un début de contre-société, en explorant des pistes pour réduire la vitesse de destruction. Ce sont les ferments d’un nouveau monde possible, dont personne aujourd’hui ne peut dessiner les contours, mais qui suppose un changement intérieur, spirituel. La courbe de l’enrichissement et celle du bien-être se sont dissociées, on commence à comprendre vraiment que le consumérisme ne répond pas au désir d’infini qui taraude les humains. Il faut réinventer notre rapport aux biens communs, le sens du collectif, nous interroger à nouveau sur ce que signifie accomplir son humanité. Les défis écologiques nous replacent face à ces questions majeures. »