Figures libres. Pourquoi l’Occident moderne extermine
Bientôt Halloween, ses sorcières, leurs balais, verrues et sabbats. On a oublié d’où elles viennent. Juste un folklore ? Mais non. L’expression « chasse aux sorcières » s’emploie encore, mais on ne sait plus le détail de l’histoire, faite d’innombrables dénonciations, tortures et bûchers. L’épisode est jugé archaïque, religieux, secondaire. On ignore combien cette persécution est moderne, laïque et vaste. 80 000 exécutions, certains disent même 200 000 ! Pas au cœur du Moyen Age, mais au moment même où Descartes fait resplendir le rationalisme classique. Pas du fait de tribunaux d’Eglise, mais bien de magistrats laïques, infligeant des supplices pour obtenir des aveux qui confirment la véracité des soupçons, qui établissent la réalité des phantasmes. Avec pour victimes non seulement des femmes des campagnes, mais aussi des hommes appartenant aux élites urbaines.
Le philosophe Jacob Rogozinski, professeur à l’université de Strasbourg – auteur notamment de travaux sur Kant, Derrida, Antonin Artaud –, scrute d’abord ici, en détail, ces étranges procès européens. Avec précision et clarté, il montre que leurs mécanismes sont révélateurs de la mise en place, dans l’Occident moderne, d’un type de persécution qu’on ne connaît ni ailleurs ni auparavant. L’exclusion, qui fut toujours exercée sur telle ou telle catégorie de population, notamment les lépreux, laisse place à l’extermination. Désormais, il va s’agir de démasquer et d’anéantir un ennemi intérieur, tout proche, mais absolument destructeur, porteur de signes distinctifs secrets, soupçonné de complot radical contre l’ordre du monde, d’inversion de toutes les valeurs, de menace mortelle. Avec des transformations spécifiques, ce même dispositif singulier, qui rend la haine exterminatrice, va se retrouver dans la Terreur jacobine, dans les purges staliniennes comme dans l’extermination des juifs par le régime nazi.
Un souffle sensible
Le philosophe analyse ces constructions d’incitations à la haine et leurs transformations en dispositifs d’anéantissement comme autant de prolongements politiques et sociaux, dans l’Occident moderne, d’un affect que tout humain éprouve pour cette part de sa propre chair qui lui semble devenue étrangère et constitue un « reste ». En Inde, les « intouchables » incarnent cette place du résidu méprisable et abject – mais il n’est pas question de les persécuter, encore moins de les exterminer : le rebut a sa place réservée dans le système d’ensemble. « L’Occident privilégie au contraire une catharsis radicale qui parviendrait à délivrer le restant de son abjection. » Quelques phrases ne peuvent donner une idée juste de l’ampleur et de l’acuité de ce travail. Il suffira de dire que c’est un grand livre, qui devrait devenir une référence. Jacob Rogozinski réussit en effet à y conjuguer précision des sources historiques, réflexion inventive et rigoureuse et puissance d’évocation : un souffle sensible rend vivante la lecture de cette élucidation complexe.
Dialoguant constamment avec Michel Foucault comme avec Carlo Ginzburg, mais aussi avec Michelet ou Quinet, et silencieusement avec toutes les victimes dont seuls les noms restent, le philosophe signe avec ce maître livre une réflexion majeure sur la haine, la terreur et la modernité. Insister sur l’actualité de ces thèmes serait offensant.