La France est-elle sauvage ?
Leurs photos ont fait le tour du monde. A la une de quantité de journaux européens, mais aussi aux Etats-Unis, où même le « Wall Street Journal » s’est ému, au Japon, partout, le spectacle a paru tour à tour inquiétant, affligeant, archaïque, troublant… Deux dirigeants d’une des plus grandes compagnies aériennes mondiales fuyant, sans chemise, vêtements arrachés, contraints d’escalader une clôture pour échapper aux coups, après avoir été molestés, injuriés, menacés par des membres du personnel. De bons esprits n’ont évidemment pas manqué de faire remarquer que ces actes sont peu de chose en comparaison des milliers de vies humaines saccagées ou amoindries par les destructions d’emplois. Les violences d’en bas répondraient aux violences d’en haut. Il n’en reste pas moins que pareille scène est devenue pratiquement inimaginable dans la plupart des pays développés, d’est en ouest, de la Corée du Sud à l’Allemagne, comme de l’autre côté de l’Atlantique. S’agit-il d’une exception culturelle française ?
On pourrait rétorquer que c’est seulement un incident, regrettable mais isolé, presque lié au hasard. Ce serait oublier – pour s’en tenir à l’actualité récente – les « bonnets rouges » détruisant les portiques de l’écotaxe en Bretagne, les chauffeurs de taxi bloquant les aéroports, les agriculteurs saturant le boulevard périphérique. Les cas sont chaque fois différents, les questions soulevées aussi. Dans les faits, le dénominateur commun est pourtant toujours le même : usage de la force pour se faire entendre, trouble public comme levier de communication et instrument de pression. D’où, vue de l’étranger, l’image d’une France incontrôlable et imprévisible : entre risques terroristes et chaos social, les voyages y seraient incertains, la sécurité des personnes aléatoire. Image évidemment excessive et caricaturale, mais pas entièrement fictive, puisqu’elle repose sur un certain nombre de faits réels. Reste à comprendre les raisons de cette fièvre chronique.
Jamais l’histoire sociale, en France comme ailleurs, n’a été un long fleuve tranquille. « Le conflit, père de toutes choses, règne sur tout « , disait déjà Héraclite il y a plus de vingt-cinq siècles. Depuis, on a appris à commémorer à tous les coins de rue – et de cimetières – les héros et les victimes d’innombrables affrontements. Ces combats ont façonné tous les coins du monde, mais ils ont marqué en France plus qu’ailleurs. Ce fut le seul pays d’Europe où des citoyens votèrent la mise à mort du roi, érigèrent sous la Terreur des guillotines suractives et finalement conduisirent, de la Vendée à la Commune de Paris, quelques décennies de guerres civiles sporadiques mais têtues. En fait, les heurts franco-français n’ont jamais cessé, sous des formes ouvertes ou larvées, de l’anarcho-syndicalisme au 6 février 1934, de la guerre d’Algérie à Mai 68, en passant par les violences d’après-guerre et par les rêves de « résistance armée » des mouvements gauchistes.
Aujourd’hui, le pays est pacifié, il est douteux qu’il soit apaisé. La France est numérisée, connectée, technicisée, mais elle conserve toujours, au moins dans ses fantasmes, un goût nostalgique pour l’insurrection, un penchant récurrent pour la sauvagerie. Comme si cette culture d’exception – où s’est inventée aussi la courtoisie, où se sont perfectionnées les manières et adoucies les moeurs – avait préservé une secrète inclination pour l’émeute, les sévices et le sang. Cela dit, il demeure difficile de savoir si ce sont là des réalités ou seulement des histoires qu’on se raconte. Toutes les données disponibles montrent en effet qu’il y a moins de conflits sociaux aujourd’hui qu’hier. Et, globalement, bien moins de dommages physiques infligés aux personnes.
Alors ? On rencontre finalement de moins en moins ces bouffées de violence destructrice, liées à la colère, au désespoir, au ressentiment ou à la protestation d’une dignité perdue. Mais on les montre et on les commente. Les uns s’en indignent, d’autres les revendiquent. D’autres encore ne revendiquent ni ne condamnent. Il se pourrait bien que ce ne soit que des postures, des rôles, des manières de jouer une pièce ancienne. La France n’est pas sauvage. Elle ne l’est plus. Mais elle aime encore se le raconter, le faire croire. Etre un pays comme les autres lui fait trop peur. Ce fut sa force. C’est devenu son point faible.