Figures libres. Avoir tout le Tibet en tête
Nous avons tous en tête quelques images tibétaines. Hautes plaines arides, ravinées, entourées de sommets enneigés. Monastères bouddhistes aux noms singuliers, gongs extraordinaires, bonnets colorés, pouvoirs étranges. Troupes chinoises à Lhassa, dalaï-lama en exil, immolations par le feu. Pas grand-chose d’autre, bien souvent, si l’on ajoute Tintin au Tibet, Little Buddha ou Alexandra David-Néel, mâtinés de mandalas, moulins à prières et de trois strophes de Milarépa. Dès qu’on creuse, même à peine, la dure réalité saute aux yeux : tout le monde ne connaît que des bribes et des stéréotypes.
Spécialistes mis à part, cela va de soi, le commun des mortels européens n’a que quelques aperçus de la géographie, l’histoire, la langue, les doctrines, les coutumes, la culture de ce territoire grand comme l’Inde entière, ou la moitié des Etats-Unis. Pourtant, depuis quelques décennies, le nombre de tibétologues a été multiplié, et les recherches ne se comptent plus. Les travaux savants foisonnent. Ce qui manquait : une synthèse accessible, par un grand expert, capable d’embrasser ces kyrielles de données, de les mettre en ordre, d’en faire un livre exact, à la fois encyclopédique et subtilement nuancé.
Matthew Kapstein a réussi ce tour de force. Ce chercheur, qui partage son temps entre Paris (il enseigne à l’Ecole pratique des hautes études) et l’université de Chicago, est aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs au monde des textes du bouddhisme tibétain (parmi ses travaux, signalons aux philosophes la magistrale série d’études sur les usages indiens et tibétains de la rationalité : Reason’s Traces. Identity and Interpretation in Indian and Tibetan Buddhist Thought, Wisdom Publications, 2001, non traduit).
Maillage culturel
Cette fois, il condense, en conservant malgré tout un sens impressionnant du détail et de la nuance, des bibliothèques de linguistique, d’anthropologie et d’histoire des religions, sans oublier celle de politique contemporaine. Car le but de ce volume, unique en son genre, est de résumer clairement, pour le lecteur ignorant mais de bonne volonté, tout, tout, tout ce qu’on peut savoir des Tibétains – ou presque. Les premiers peuplements, la diversité géologique, la déconcertante organisation des mariages, le foisonnement des dialectes parlés et la cohésion due à la langue classique écrite, les deux arrivées successives du bouddhisme, les fabuleux chantiers de traduction de textes sanskrits et chinois, la fin récente du Tibet traditionnel et sa situation actuelle – entre autres… – se trouvent évoqués et précisés. La réussite tient au fait que Matthew Kapstein fait comprendre, pas à pas, l’alliance très particulière de diversité et d’unité qui caractérise cette culture. On dit en effet couramment que chaque lama a sa doctrine et chaque vallée sa langue, mais ce morcellement extrême, qui est réel, est compensé par un « maillage culturel » sans équivalent. Y participent notamment les pèlerinages, les pratiques divinatoires, le tibétain écrit, le tout instaurant la conscience vive d’un fonds culturel commun.
L’édition anglaise originale, parue chez Blackwell à Oxford, date de 2006. Pour cette traduction, la bibliographie a été mise à jour et enrichie d’études francophones et, surtout, une préface nouvelle fait le point sur les relations entre la « région autonome du Tibet » et la République populaire de Chine. Indispensable, on l’a compris, pour avoir en tête plus et mieux que des images trop simples.
Les Tibétains (The Tibetans), de Matthew T. Kapstein, traduit de l’anglais par Thierry Lamouroux, Les Belles Lettres, 490 p., 29 € (en librairie le 14 septembre).