Figures libres. Kant sans-culotte
Se fait-on du vieux Kant une fausse image ? Rationaliste, critique, Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe des limites du savoir et de la loi morale, passe le plus souvent pour austère, sinon pour conservateur. Le sachant rigoureux, on l’imagine rigoriste, raide dans ses mœurs autant que dans ses principes. On songe encore à rapprocher son nom de l’idée de révolution copernicienne, mais presque plus de celle de révolution politique. Grave erreur. Car il a bien existé un Kant sans-culotte, si l’on ose dire. Rien à voir, évidemment, avec La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, ces conférences canularesques du philosophe fictif Jean-Baptiste Botul (Mille et une nuits, 1999), que certains crurent authentiques. Ce Kant à bonnet phrygien est bien un ami du peuple, un enthousiaste du 14-Juillet. Il chante les louanges de la Révolution française, s’extasie devant la Constitution et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Après la Terreur, il n’hésitera pas à soutenir que les guillotineurs devaient avoir sur les agissements des aristocrates assez d’informations pour être en droit de les exécuter.
Pour découvrir en détail ce Kant méconnu et oublié, le livre édité par Christian Ferrié est indispensable. Ce philosophe, auteur de travaux consacrés à Heidegger et à Derrida, fournit en effet une édition unique de l’opuscule intitulé Le Conflit des facultés. Rédigé en 1794, publié seulement en 1798, ce recueil de Kant est souvent négligé, sinon méprisé. Pour en montrer l’importance, au point d’en faire le testament politique du philosophe et sa vision finale de l’Histoire et du progrès, et même d’y trouver les bases d’une théorie critique des idéologies dominantes, Christian Ferrié a fourni d’abord un remarquable effort éditorial. Il rectifie en effet une erreur commise dans la première édition allemande qui affectait l’équilibre de l’ensemble, traduit et annote l’intégralité du texte, l’éclaire aussi par les brouillons successifs de Kant, le complète par les témoignages des contemporains. Au final, cette édition est la meilleure jamais donnée de cet ouvrage.
Formules frappantes
A première vue, la lecture peut laisser perplexe. Car l’œuvre est étrange. Kant y examine les tensions existantes entre la faculté de philosophie et celles, respectivement, de théologie, de droit et de médecine – autrement dit les disparités et contradictions au sein du savoir et de ses institutions. Les analyses ont quelque chose d’hétéroclite. Une critique du messianisme est suivie de considérations diététiques, l’examen des diverses conceptions de l’histoire humaine et de ses progrès voisine avec des remarques autobiographiques sur l’hypocondrie, le sommeil et la marche à pied. Il vaut pourtant d’être lu, et de près. On y trouve en effet des formules frappantes, comme « il faut qu’une expérience arrive au genre humain », pour qu’il soit l’auteur du progrès moral de son histoire. Kant reconnaît une telle expérience dans la Révolution française. Parce qu’« un tel phénomène dans l’histoire humaine ne s’oublie plus », il y voit le point d’appui d’un progrès moral de toute l’humanité – progrès possible, mais non assuré. Rien ne garantit jamais, nulle part, que le bien advienne ni que le mieux l’emporte. Kant fournirait donc, à sa manière, une sorte d’antidote précoce aux emballements dialectiques de Hegel et de Marx. Il faudra s’en souvenir. Mais n’est-ce pas bientôt le 14 juillet ?
Le Conflit des facultés et autre textes sur la révolution (Der Streit der Fakultäten), d’Emmanuel Kant, traduit de l’allemand et édité par Christian Ferrié, Payot, « Critique de la politique », 396 p., 26 €.