Une seconde de plus, et alors ?
Le 30 juin, la dernière minute de la journée va officiellement durer soixante et une secondes. Evidemment, personne, ne remarquera rien. Et nul ne s’en soucie, mis à part quelques ingénieurs. Cette seconde supplémentaire, nécessaire pour ajuster temps universel et temps atomique, n’est d’ailleurs pas la première du genre. Une poignée d’autres ont déjà été ajoutées, de-ci de-là, ces dernières années, sans attirer l’attention. Il serait donc légitime de s’occuper d’autre chose. D’autant que l’agitation ambiante est saturée de questions : relations compliquées de la Grèce et de l’Europe, rivalités en vue des primaires, montée des populismes, meurtres racistes aux Etats-Unis, mines installées par Daech à Palmyre… Pourquoi s’occuper de ce laps infime ? Une seconde, quelle importance ?
Son intérêt est plus grand qu’on ne croit. Cette seconde toute neuve, intercalée entre deux jours normaux, deux heures bien calibrées, peut susciter d’abord quelques rêveries métaphysiques. Faussement naïf, ou vraiment perplexe, on se demandera par exemple d’où elle peut bien provenir. Où prend-on des instants additionnels pour en larder ainsi le flux du temps ? L’aurait-on donc extrait, avant de l’ajouter, d’un réservoir de temps hors du temps ? D’autre part, les conséquences de pareil ajout se révèlent vite vertigineuses. En une seconde, combien de décès, de naissances, d’accidents supplémentaires ? Une seconde de plus, et le pot de fleur tombant du toit tue le passant qu’il aurait frôlé la seconde d’avant. Ou bien, au contraire, il l’évite de justesse, alors qu’il l’eût occis une seconde plus tôt. Et combien de revenus excédentaires, dans ce temps additionnel, vont être générés sur toute la planète ? Accessoirement, quelles impossibilités découleront de cette minime addition ? Par exemple : comment chronométrer, à cet instant précis, un record quelconque ?
Ces petites rêveries sont biaisées, évidemment. Car cette seconde n’est bien sûr « prise » nulle part. Elle n’est ni soustraite d’un stock ni insérée dans une série préexistante. Surtout, son arrivée ne change rigoureusement rien au cours du monde. Elle concerne seulement notre mesure du temps, pas le temps lui-même, ni les événements qui s’y déroulent – pas plus qu’un zéro ajouté au montant de la caisse ne modifie son contenu réel. En revanche, il existe bel et bien une nécessité d’ajuster notre mesure du temps à la rotation de la Terre. En apparence, ce problème n’est pas nouveau. Il est même très antique : les Sumériens créaient des jours intercalaires pour maintenir leur calendrier lunaire au rythme des saisons. Les Romains, jusqu’à l’Empire, ajoutaient des semaines entières en janvier et février. Jules César adopta le système égyptien, solaire, en l’améliorant avec des années bissextiles. Et le pape Grégoire XIII, en 1582, dut revoir une nouvelle fois la copie. Bref, au fil des siècles, ce ne sont pas les ajustements qui ont manqué. Rien de nouveau ?
Si, tout ! Car l’histoire des calendriers et des temps supplémentaires était liée autrefois à l’imperfection de nos décomptes. La nature était supposée régulière, ses cycles incarnaient la perfection métronomique. Nos petits agendas humains n’étaient pas raccord, il fallait donc, régulièrement, les rafistoler. La rotation de la Terre était l’étalon, ces rattrapages matérialisaient notre imprécision. Or, on ne le dit pas assez, c’est exactement l’inverse qui se trouve en question, avec la seconde supplémentaire du 30 juin ! La mesure du temps atomique est en effet si précise qu’elle ne varie pas de plus d’une seconde en… 300 millions d’années. Ce qui est approximatif, désormais, c’est la Terre. Parce que ses mouvements, son orbite, sa vitesse sont légèrement variables en fonction de quantité de paramètres. Ce que nous corrigeons donc, dorénavant, c’est l’écart de la nature avec la précision de nos horloges…
Ce changement de perspective peut fasciner. Nous étions, autrefois, approximatifs, bien embarrassés pour faire coïncider nos calculs avec la précision du cosmos. Nous sommes devenus si précis, si exacts, que la nature se révèle variable, et que nous devons ajuster le temps sur ses approximations. La leçon vaut bien une seconde d’attention.