Electeurs et démagogues
Il faut d’abord observer l’animal. Comprendre ses sautes d’humeur, ses appétits. Il est indispensable de savoir ce qui l’excite ou l’adoucit, apprendre à lui parler, noter les phrases qui le mettent en colère, retenir les mots qui l’apaisent. Partager longuement son existence, scruter ses habitudes, bien analyser ses moeurs, son alimentation, ses sentiments, ce sont des tâches nécessaires. Une fois ces données maîtrisées, il devient facile de faire de cette « grosse bête » – c’est Socrate qui parle – à peu près ce qu’on veut. Glorifier ce qui lui fait plaisir, condamner ce qui lui déplaît en assure le contrôle. La métaphore est de Platon, dans « La République » (1). Cette bête, c’est le « demos », le peuple. Son dresseur se nomme « démagogue », « celui qui conduit » (« agogos « ) la foule animale, en flattant ses caprices.
Pas besoin d’être grand clerc, ni politologue, pour constater combien cette vieille image colle à notre actualité, comme si elle avait été composée ce matin. Les élections départementales, et la recomposition du paysage politique français qu’elles dessinent déjà, ne font qu’intensifier – en attendant pire – la tendance à la flatterie du peuple, dominante depuis des années. Il y a belle lurette que l’excellence, chez nos hommes politiques, tous partis confondus, ne consiste pas à dire le vrai, à chercher le bien commun, à tenter d’oeuvrer pour la justice. Le plus important ? Flairer ce que les gens attendent, deviner ce qu’ils veulent entendre, ce qui va les séduire – non ce qui pourrait leur servir. Inutile de leur donner un horizon, de les emmener quelque part. L’essentiel est de se soumettre à leurs marottes, préjugés, habitudes. Quitte à céder, sans vergogne, aux plus absurdes revendications – attitude que Raymond Aron dénommait naguère « corruption par excès de démagogie ».
Or il s’agit là de la négation même du politique. Tout simplement parce que les démagogues, croyant tirer parti des situations à leur profit, sont en fait promenés par la foule au gré de ses humeurs. Bossuet croyait les démagogues antiques détenteurs de pouvoir : « C’était dans Athènes et dans les Etats populaires de la Grèce certains orateurs qui se rendaient tout-puissants sur la populace en la flattant « (2). Malgré tout, il est facile de constater combien cette prétendue puissance n’est qu’illusion : elle se trouve exposée aux volte-face de la foule, à ses revirements brusques. Et, surtout, le pouvoir du flatteur, qui caresse complaisamment la « grosse bête » dans le sens du poil, n’est que soumission à ses appétits à elle. Ce pseudo-maître est girouette et suiviste. Il ne guide rien. Il s’adapte.
Entre les premières démocraties et la nôtre, d’Athènes à la France d’aujourd’hui, mille différences se sont évidemment intercalées. Pourtant, les axes fondateurs demeurent les mêmes. Aujourd’hui, les flux d’images, les sondages, les mesures constantes des fluctuations de l’opinion renforcent l’immémoriale propension démagogique à abonder dans le sens des émotions majoritaires. Mais la démocratie ne consiste pas dans une soumission aux opinions populaires. Ce qui la définit avant tout, c’est le règne des lois, qui s’imposent identiquement à tous. Relire Aristote permet de s’en souvenir : « Dans les démocraties où la loi gouverne, il n’y a point de démagogues « , précise-t-il dans « Les Politiques », avant d’ajouter : « Les démagogues ne se montrent que là où la loi a perdu la souveraineté. «
Au moment où le débat politique français s’embourbe entre invectives, surenchères et faux-semblants, le simple fait que chaque homme politique traite volontiers ses adversaires et concurrents de démagogues dit, à sa manière, quelque chose de vrai. S’il y a tant de démagogues – si divers, si florissants -, c’est en raison d’une multitude de facteurs. Presque tous ont été explorés sous des angles multiples – des inégalités sociales à la stagnation économique, du silence organisé sur les malaises réels à la crise identitaire, en passant par la rupture entre citoyens et classe politique, sans compter l’irresponsabilité des élites et les souffrances des classes moyennes. Il est sans doute temps d’y ajouter deux tendances lourdes : l’indifférence envers la vérité, et la négligence envers les lois. Reste à savoir qui, en France, aujourd’hui, désire résolument que règnent des lois, plutôt que des décrets de circonstance. Apparemment pas grand monde.
(1) Livre VI, 493 a-d(2) Bossuet, « Histoire des variations des Eglises protestantes » (1688).